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    NDD#63 Crowdfunding, la danse s’y esquisse à petits pas

    Par Frédéric Thiriaux

    Danseurs, chorégraphes et compagnies commencent, timidement en termes de nombre, mais sûrement, depuis deux ans en Belgique, à s’aventurer dans le financement participatif. Le succès du crowdfunding via des plateformes dédiées telles que Kisskissbankbank dessine de plus en plus nettement le désir rendu possible à tout un chacun de soutenir par une initiative financière directe ce que bon lui semble.

    Un grand nombre d’individus, proches ou inconnus dans des proportions variables, permettent de financer un projet ou du moins d’en compléter le financement d’une manière significative, partant, ce rêve d’entreprise quelle qu’elle soit, mais non marchande de préférence, devient par là-même réalité. Autrement dit, ce projet a trouvé la foule pour le financer ; il va prendre corps grâce au crowdfunding. Ce type de financement participatif à grande échelle ne pourrait fonctionner avec autant d’efficacité sans l’indispensable existence d’internet et des réseaux sociaux. Et pourtant l’idée n’est pas nouvelle évidemment puisqu’on parle d’appel aux dons, sans qu’il y ait pour autant retour sur le capital investi. Une forme d’appel à la philanthropie, en somme. Que l’on pense à ceux et celles qui un jour ont pu compter sur le coup de pouce financier de leur cercle d’intimes afin de réaliser leur projet, artistique ou pas. à moins que vous n’ayez la chance d’être dans les petits papiers d’un généreux mécène, quoi que dans ce cas de figure, vous vous trouviez plus fondamentalement lié à celui qui vous soutien financièrement. Prenons ici l’exemple frappant d’un appel couronné de succès grâce au culot de son initiateur et à l’existence d’un média de masse, celui du réalisateur John Cassavetes. 1958, dans une émission radiophonique tardive, celui qui n’était alors encore que comédien déclare qu’il peut tourner un film libéré des producteurs si chaque auditeur lui envoie un dollar. Le lendemain, il en recevra 2000 en petites coupures et tournera Shadows, son premier long métrage, la même année. Toutefois, comme nous l’avons suggéré plus haut, le crowdfunding ne va prendre de l’ampleur et s’élargir significativement aux particuliers que suite à l’émergence des blogs et des réseaux sociaux, ainsi que par la professionnalisation des services de micro financements. Ainsi depuis 2000, son développement se devait de passer par les communautés virtuelles. Réseaux d’individus numériques où parfois on se dit un peu trop rapidement amis, mais où l’on partage cependant des sphères d’intérêts. Et voilà qui peut payer et pas seulement en virements bancaires, mais aussi en valeur immatérielle.

    Si le crowdfunding permet de chanter, pourquoi pas de danser maintenant

    Le spectacle vivant est en bonne position dans la nature des projets qui trouvent bonne grâce auprès des campagnes de financement participatif sur la toile. Juste devant, on découvre la musique et le cinéma, le son et l’image mouvement en général. Les projets qui émanent du milieu belge de la danse ne sont pas encore légion, on en compte moins de dix qui ont fait leur chemin via Kisskissbankbank depuis l’ouverture de son bureau à Bruxelles, en février 2014. Information qui, prise en tant que telle, n’est pas formidablement pertinente. En effet, le petit nombre de projets actuels qui ont trait à la danse n’indique en rien que ce domaine d’expression ne séduit pas les Kissbankers, pour ne parler que de ces contributeurs-là. Il faut plutôt y voir les balbutiements de l’intérêt que les artistes eux-mêmes portent à cette solution de financement complémentaire, voire à leur méconnaissance de la formule. Toutefois, cet intérêt grandit, en partie au rythme où le milieu a vent des expériences réussies. Comme on le sait les temps sont durs et notamment quand il s’agit de monter un spectacle. En aucune manière le crowdfunding, sauf rares exceptions, ne peut être une alternative au soutien financier public. Par contre, il pourra permettre un accomplissement là où les fonds propres et les subsides seuls ne l’auraient pas permis. Le plus grand nombre des créateurs tous domaines confondus ne connaissent que trop bien cette équation où il manque toujours quelque chose pour y arriver, ou pour y parvenir dignement, sans de multiples contorsions. Ce mode de financement par le grand public, quand on arrive à l’atteindre, le permet, mais là aussi il faut mouiller sa chemise. Bien entendu qui ne donne rien n’a rien.

    Le don et le contre-don, savoir éviter d’être un mauvais donneur

    Même si intuitivement, on a tous le sentiment qu’on ne peut pas recevoir sans donner et inversement, le sociologue Marcel Mauss ayant théorisé qu’il s’agissait pour le don de « donner-recevoir-rendre » pour que le lien social se noue de manière solide, on peut passer à côté de la campagne de récolte d’argent qui fera mouche. Il faut effectivement éviter de n’être pas assez réalistement généreux quand on orchestre son crowdfunding, qui, pour revenir au don qui consiste à « donner-recevoir-rendre », au potlatch2, s’organise comme un rituel, qui a donc ses règles. En avril 2014, Marie Close et sa compagnie Eau-delà danse réussissent haut la main leur campagne de récolte de fonds sur Kisskissbankbank. C’est un peu plus que les 5 400 euros souhaités qui sont rassemblés au terme des soixante jours convenus, de manière à soutenir le spectacle de danse pour enfants De mainS. En contrepartie des sommes plutôt modiques, on trouve des objets symboliques, mais dès 25 euros, ce sont des places pour le spectacle et pour 160 euros la possibilité pour deux enfants de participer à un stage de cinq jours. Et l’artiste de nous apprendre que lorsqu’elle a « offert les contre-dons promis, cela a apporté une confiance, créé une relation plus intime, un peu comme un soutien poétique ». Cet aspect-là du retour sur le don est sans commune mesure avec le côté proprement financier qui est néanmoins clairement recherché. Marie Close, toujours : « j’avais reçu une subvention, mais elle n’était pas suffisante pour englober la production de la nouvelle création De mainS. Afin de pouvoir principalement rémunérer l’équipe, je me suis tournée vers Kisskissbankbank, car mon réseau s’était agrandi ces dernières années grâce à mon engagement dans le milieu de la danse contemporaine. » Au bout du compte, l’opération lui permettra de payer « modestement » mais sûrement cette équipe et, si les donateurs faisaient partie de son cercle de proches, la compagnie a pu se faire connaître d’un plus large public avec une résonance plus vaste en terme de diffusion pour le spectacle.
    En janvier de cette année, Jordi Vidal a atteint lui aussi son objectif de récolte via Kisskissbankbank, certes plus modeste : 1 000 euros pour supporter le coût de la tournée de son spectacle Ooups. Cependant, il est frappant de remarquer que la moitié de la somme totale est le fait d’un Kissbanker ou d’un ensemble d’individus derrière ce don unique de 500 euros qui permettait de suivre un atelier chorégraphique avec l’artiste pendant deux heures pour quatre à huit personnes. On l’aura compris, la dimension créative de la contrepartie est essentielle, c’est d’ailleurs ce qui va déclencher le don, nous apprennent ceux qui possèdent l’expertise en la matière. Le porteur de projet ne doit pas se limiter à distribuer des places de spectacle, des autographes, des DVDs, mais ne pas hésiter à donner de sa personne. Le soutien pécuniaire des donateurs recouvre souvent un réel intérêt pour le processus artistique auquel finalement il contribue. Son intérêt à entrer dans les coulisses, à recevoir un enseignement, une part du savoir-faire de l’artiste est majeur.

    Crowdfunding, a way of life

    à l’heure qu’il est, le crowdfunding intéresse bien des porteurs de projets tous azimuts, la deuxième édition, en octobre de l’année dernière, de Europe Refresh en atteste. Cette foire, portée par les Halles de Schaerbeek main dans la main avec la plateforme européenne Kisskissbankbank, a révélé l’attrait grandissant pour ce mode de financement alternatif. 42 projets sur 56 ont réussi leur récolte de dons, avec pour l’ensemble 333 947 euros récoltés sur une très courte période. Des projets de natures aussi diverses que le design, l’édition, le web-journalisme, l’art, la photo, l’écologie, la pédagogie, le jeu vidéo, la solidarité, le patrimoine, la recherche, le multimédia, la cuisine, les produits alimentaires, pour ne citer que les moins classiques.

    En six jours à Bruxelles et Paris, au Carreau du Temple3, c’est quatre mille personnes qui sont venues physiquement rencontrer les porteurs de projets et une quarantaine de partenaires. Si le fonctionnement de cette nouvelle forme de financement participatif s’appuie essentiellement sur le virtuel, qu’elle est née avec les nouveaux médias et qu’elle en dépend, on observe empiriquement que le public est demandeur de rencontres avec ces nouveaux entrepreneurs de la sphère non marchande. Pour les Halles : « il s’agit également de provoquer une prise de conscience citoyenne : en ce temps de crise, une multitude d’initiatives se font jour. Les rassembler doit permettre à terme de créer du liant entre les porteurs de ces initiatives, mais aussi entre les individus qui les soutiennent, susciter une prise de conscience citoyenne. » Christophe Galent, directeur des Halles de Schaerbeek et initiateur de Europe Refresh, nous éclaire sur ce phénomène naissant. « Cette foire a été pensée comme un laboratoire d’agitation politique, pas comme une alternative au financement public en déroute, ça il faut l’oublier. En matière de scène artistique, les gens qui prennent part au financement des spectacles ne sont pas seulement pris comme spectateurs potentiels, mais plutôt comme acteurs du processus et de son rayonnement. C’est tisser autour d’un projet une communauté avant même qu’il n’aboutisse. Par ce biais-là, il y a une chance de rencontrer en amont des personnes qui ne font pas partie du public traditionnel. »

    En d’autres termes, en ce qu’il touche particulièrement le monde du spectacle, le crowdfunding ne permet pas de se substituer au mode traditionnel de financement, et notamment public, dans la mesure où en règle générale il ne permet de lever que des sommes assez restreintes à l’échelle de l’ensemble des coûts. Par contre, et c’est là son intérêt incalculable, il rend possible un élargissement des publics, un retour intéressant sur le processus créatif, une communication décuplée, voire la création de synergies qui débordent le milieu et ouvrent des portes jusque-là insoupçonnées.
    Par ailleurs, on peut obtenir la preuve de l’existence de cette originalité du crowdfunding et plus particulièrement par l’absurde. Christophe Galent nous apprend en effet qu’il existe, surtout en France, des velléités d’institutionnaliser cette formule. « Certains opérateurs institutionnels, des chambres de commerce ou le ministère de la Culture poussent ce genre de plateformes, mais ça ne marche pas. Ils se trompent sur le fonctionnement et l’esprit du crowdfunding. Au pire, ils n’abritent aucun projet, au mieux ils récoltent quelques milliers d’euros pour des spectacles déjà subventionnés et qui émanent des scènes nationales et donc ne rencontrent que le public du spectacle vivant. »

    Comment ça marche

    L’originalité de l’opérateur français Kisskissbankbank est sans doute d’avoir réussi le tour de force sémantique de confondre crowdfunding avec sa propre dénomination. En effet, sur les réseaux sociaux, participer à un crowdfunding, c’est faire un KKBB. Mais, bien entendu, il existe d’autres plateformes de ce type, la plus proche en termes de fonctionnement et d’origine nationale étant Ulule qui par ailleurs revendique elle aussi la première place européenne dans la niche du crowdfunding. On peut également ajouter aux états-Unis, le géant Kickstarter. Ces trois opérateurs partagent le principe du « tout ou rien », autrement dit, les sommes collectées ne le sont réellement que si le montant escompté est atteint. D’autres plateformes, moins généralistes, focalisent leur campagne dans des domaines spécifiques, tels que l’énergie par exemple. En volume d’argent collecté, Kisskissbankbank est en tête des plateformes européennes de crowdfunding en ce qui concerne le non marchand. Alors qu’il s’agit bien à la base de récolter de l’argent pour des projets, la transparence du mode opératoire en dit long sur l’importance de l’aspect éthique, en quelque sorte, dans le chef des responsables de la plateforme. Si, et seulement si, la somme affichée sur un délai déterminé, au maximum 90 jours, est atteinte, alors l’argent est effectivement versé au porteur de projet. Dans ce cas, et uniquement dans cette configuration, la plateforme dont on parle perçoit ses 5 % de commission sur la somme et les frais bancaires. Alors que des plateformes se font payer par le porteur de projet avant même le lancement de la campagne et que d’autres opérateurs pratiquent le versement des sommes récoltées même si le montant souhaité n’a pas été atteint, empochant ainsi et surtout leur commission. Frédéric Cornet, responsable de projets chez Kisskissbankbank nous dit : « C’est une erreur de pratiquer des collectes flexibles. Comment justifier auprès des personnes qui ont supporté un projet que l’on encaisse la moitié du montant et comment dans cette situation délivrer les contreparties ? Par ailleurs, arrivé à la moitié, il faut retourner au charbon, communiquer à nouveau. C’est peut-être éreintant mais ça paie. Et sinon, on peut avoir vu trop grand, en tirer les enseignements et relancer une campagne à la baisse dont cette fois on est certain qu’elle aboutira. » Toujours pour parler d’argent et de transparence, les porteurs de projet sont encouragés à communiquer les sommes dont ils disposent déjà. On met sa trésorerie à ciel ouvert et cette ouverture valide en quelque sorte le sérieux et la faisabilité du projet.
    Une campagne de financement participatif sur internet, c’est avant tout de la communication. Il est donc déjà bien entendu que le projet doit être clair sur ses intentions et bien ficelé. Ceux qui ont l’expertise, en l’occurrence ici Frédéric Cornet nous délivre les clés de cette communication. « Dans un premier temps il s’agit d’évaluer le premier cercle du porteur de projet. Le nombre de proches en ligne peut être faible, mais ils peuvent être très actifs, a contrario, plusieurs milliers et plutôt passifs. L’importance de ce premier cercle est vitale, c’est lui qui va ouvrir ou pas le projet, au deuxième cercle, celui des amis d’amis, à la manière d’un ambassadeur. Et ensuite si ça fonctionne, c’est le grand public, le troisième cercle. » D’expérience, on comprend que lorsque 40 % de la somme est atteinte en cours de campagne, les chances sont grandes de parvenir à la boucler favorablement. Et c’est là qu’il faut communiquer sans relâche, via la plateforme, mais aussi auprès de ses amis de réseau, par mails également et par d’autres voies plus directes. Il ne faut pas se contenter d’un tout virtuel, il faut aller vers les personnes qui manifestent de l’intérêt.

    Du crowdfunding au crowdsourcing

    Le crowdfunding ce n’est pas juste de l’argent, on l’a déjà laissé penser. Quand une campagne a été bien préparée, il n’est pas rare qu’en plus d’un succès financier, elle permette d’élargir son cercle à travers l’ouverture par des tiers de leur propre réseau, dont le caractère professionnel prend la forme d’un supplément de valeur ajoutée. On parle alors de crowdsourcing, qu’on peut traduire par mécénat de compétence. Des personnes qui vous étaient étrangères jusqu’alors peuvent ainsi mettre à votre disposition leur savoir-faire, leurs ressources, leur force de travail parce qu’elles voient dans votre projet une cause qu’elles jugent valorisante.

    Dans de nombreux domaines où la création et l’innovation prennent le dessus, on comprend la préférence de cette formule de financement complémentaire à celles plus classiques. Outre l’argent sonnant et trébuchant qu’elle permet de récolter, elle donne à conserver de la marge de manœuvre, à garder de l’autonomie en matière de final cut, à élargir son public et ses partenaires quantitativement et qualitativement. On ne voit dès lors pas pourquoi le milieu de la danse n’irait pas s’y engouffrer plus largement dans un futur proche, qui plus est quand on sait que Kisskissbankbank s’intéresse de plus en plus à la discipline. Ce qui se manifestera pratiquement dans les mois à venir à travers notamment une information par la plateforme ciblée pour le milieu institutionnel de la danse et des structures bien assises. Une recherche de partenariat pour mettre en lumière la voie alternative du financement participatif à l’heure où l’argent public se désengage toujours un peu plus de la sphère culturelle.•

    1 Littéralement, financement par la foule
    2 Le potlatch est un terme utilisé par les Indiens Chinook du Nord-Ouest du Canada qui signifie que tout présent doit être rendu. C’est un comportement culturel, voire une institution qui prend souvent la forme d’une cérémonie plus ou moins formelle, basée sur le don. Plus précisément, c’est un système de dons et contre-dons dans le cadre d’échanges non marchands. C’est à partir de son étude dans Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques que l’anthropologue Marcel Mauss dégage cette triple obligation de « donner-recevoir-rendre », comme étant un état de dépendance qui autorise la recréation permanente du lien social.
    3 Le Carreau du Temple est un nouveau lieu parisien ayant ouvert ses portes fin avril 2014. Cette ancienne halle, où se tenait un marché, propose dorénavant des activités très diverses, reposant sur une économie mixte publique-privée.
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