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    NDD#62 I remember the future | The Live Legacy Project ou l’héritage de la Judson Church

    Isabelle Schad Excerpts from der Bau © Tim Richards

    Par Stéphanie Auberville

    A la suite du dossier sur les archives et la création, revenons ici sur un événement en lien avec la trace, la mémoire et la transmission.

    La semaine de programmation autour de la Judson Church qui a eu lieu en juillet dernier, à Düsseldorf, se détache résolument d’une démarche historique qui ne retiendrait que ce qui a eu lieu au cours des années 60 à New York. En choisissant de sous-titrer leur événement « Correspondances entre la danse allemande et le mouvement de la Judson Church », les programmatrices Karen Schaffman et Angela Guerreiro opèrent un élargissement. Elles ouvrent des espaces et dans leur définition de l’histoire, elles cherchent « l’endroit où le passé rencontre le présent et projette un futur », selon les mots d’Angela Guerreiro. Le LLP1 déploie donc résonances et correspondances, pense constellations plutôt que lignage. L’importance de l’événement consiste dans le rassemblement d’artistes américains et européens ayant été en lien avec le mouvement à différents degrés de proximité, dans le fait de mélanger les pratiques, d’inclure les recherches universitaires, d’interroger les institutions et d’ouvrir des conversations entre tous ces protagonistes. Vaste programme pour une semaine….

    Transmettre un héritage, c’est offrir un cadre vide 

    Mais de quoi parle-t-on quand on parle de l’héritage de la Judson Church ? En quoi cette avant-garde américaine des années 60 rencontre-t-elle notre temps présent et construit un futur, qu’il ait lieu en Allemagne, en Europe ou aux États-unis ?

    À la question de ce qu’est un héritage, Nancy Stark Smith a eu cette magnifique réponse :
    « Transmettre un héritage, c’est offrir un cadre vide »2. Au-delà de la formule, il y a effectivement là un point crucial. On est frappé en premier lieu par cette confiance qui est faite à la fois dans le cadre qui a été construit et dans les personnes qui vont le recevoir. Puis s’ouvre, dans un deuxième temps, une certaine définition de la transmission qui refuserait d’organiser un contrôle, de s’édifier en école, au profit d’une transmission qui souhaite résolument rester vivante, protéiforme, ouverte à l’inconnu et toujours d’avant- garde. Quel est alors ce cadre qui peut rester vide et inclure des démarches aussi différentes que celles de Mary O’Donnell, de Trisha Brown, présente à travers la transmission de la pièce Set and Reset par Eva Karczag, de Pauline De Groot, de Trude Cone et Ka Rustler, de Nancy Stark Smith et à travers elle le Contact-Improvisation ? Sans oublier Gabriele Wittman, Peter Pleyer ou encore Isabelle Schad, et d’autres encore. Pourquoi continuer à rattacher Lisa Nelson à ce mouvement alors qu’elle-même affirme faire partie d’une autre génération ?

    En premier lieu, défaire le corps

    Si ces recherches témoignent d’une extrême diversité, il existe cependant quelques indices qui pourraient former non pas des similitudes mais un point de départ. Le corps en premier lieu apparaît comme une évidence. Car il a bien fallu le déconstruire ce corps, en défaire la culture, l’esthétisme, les lignes, les pensées. Il a bien fallu sortir des notions de maintien, s’arracher aux postures, renverser le rapport mental/corps, en finir avec cette idée que la tête dirige, soumet, contrôle un corps qui se doit d’obéir, en finir avec une définition de la performance comme exécution et réalisation d’un contrôle absolu sur le corps. Soft & Release devient une devise. Le rapport mental/corps va s’ouvrir sur une relation plus réflexive. Le corps aura enfin son mot à dire, va devenir un immense champ d’investigation dont il sera l’outil d’exploration. Les artistes se saisissent de l’émergence de techniques comme le Feldenkrais, l’Alexander et le Body-Mind Centering ou inventeront leur propre pratique. Écouter, sentir, percevoir devient le training. « Le corps est le professeur »3, et les danseurs apprennent, observent, écoutent, et surtout échangent autour de leurs expériences respectives. Le corps sort du normatif, devient multiple, organique, soft. Repenser la danse à partir d’une redéfinition des pratiques corporelles, voilà ce que Pauline De Groot et Mary O’Donnell vont s’attacher à transmettre en Europe. Pauline De Groot va enseigner et agir plus de vingt ans au sein de la School for New Dance Development (SNDO) à Amsterdam. Quant à Mary O ‘Donnell, elle va diriger le Dartington College en Angleterre et enseigner dix ans au Tanzhaus NRW, lieu qui accueille aujourd’hui le Live Legacy Project. Ces deux chorégraphes vont être, grâce aux institutions, un véritable relais de la pensée de la Judson Church. Elles vont inviter les artistes à venir partager les questions qui sous-tendent leurs recherches et à montrer leur travail.

    L’éducation par l’expérimentation4

    Avec Release as « living the changes », Mary O’Donnell bouscule les imaginaires, provoque des états physiques et énergétiques, mêle recherches physiques et poésie. Sa recherche s’appuie sur des métaphores, poésies courtes dont elle est l’auteur, elle les répète tout au long de sa classe. Les danses sont profondes et personnelles et personne ne peut vraiment dire ni pourquoi ni comment ces danses émergent des métaphores. Après les improvisations, les étudiants s’attachent à nommer ce qui a eu lieu dans leur corps, à se repérer dans ces territoires inconnus, à noter leurs changements de perceptions, à mettre en commun ces ressources. L’héritage de la Judson Church se trouve à cet endroit, dans cette articulation entre pratique, langage et pensée selon les mots de Peter Hulton, documentariste et fondateur de Arts Archives5. Comment la pratique trouve un chemin à travers l’énonciation et le langage, comment le langage et la pensée se retranscrivent dans une pratique ? Comment le passage de l’un à l’autre nourrit et transforme chaque élément, crée un processus, ouvre de nouveaux horizons ? Comment peut-on parler d’un travail afin de le partager avec d’autres artistes et faire circuler les idées et les concepts?

    L’articulation entre pratique, langage et pensée comme matrice

    Embodied conversations, le workshop de Trude Cone, directrice du SNDO, et Ka Rustler, performeuse et chercheuse, s’inscrit aussi dans cette démarche et questionne la relation entre mouvements internes du corps, pensée et langage. Comment la formulation de sensations, l’étude de systèmes physiques et anatomiques offrent-elles aux danseurs de nouveaux territoires de recherche ? Une réponse possible peut être trouvée dans la pièce d’Isabelle Schad Excerpts from der Bau où les immenses tissus et costumes du plasticien Laurent Goldring deviennent de nouveaux espaces internes du corps, de gigantesques peaux imaginaires. Le corps englobe, incorpore. La danse naît de cette intégration des espaces entre peau et tissus. Les danses sont ponctuées de lectures. Isabelle Schad expose ses notes de travail et ses pensées et, ce faisant, inclut le spectateur dans cette immense matrice. Si visuellement le travail est saisissant, la sensation de faire partie d’un étrange organe invite le spectateur à voir la pièce de l’intérieur. Et c’est là toute la beauté de ce travail qui opère un croisement étonnant entre Franz Kafka et l’avant-garde américaine.

    L’archive devient ressource

    On pourrait alors aisément se représenter le mouvement de la Judson Church comme une constellation de personnes rassemblées autour de la recherche d’une compréhension du corps appréhendé dans toute sa complexité et sa multiplicité. Le Contact-Improvisation, lui aussi, est un bel exemple de recherche sur la compréhension du corps. L’installation Going into contact – a permeable installation proposée par Dieter Heitkamp, compile articles, photos, vidéos autour de la pratique et du développement du Contact-Improvisation, de ses débuts en 1972 jusqu’à nos jours, aux États-Unis et en Europe. Ce faisant, Dieter Heitkamp interroge l’acte de documenter et d’archiver en inventant une relecture constante des documents au travers de performances qui viennent activer l’installation – L’archive devient ressource. Et tel est bien l’enjeu et l’intérêt de créer une documentation : dans cette capacité de pouvoir rendre vivants le futur et le présent.6

    1 http://the-live-legacy-project.com
    2 Nancy Stark Smith lors de la discussion avec Dieter Hietkamp : The trace is not the end
    3 Deborah Hay Workshop, Paris 2010
    4 « Education as an expriment ». Mary O’Donnell lors de la table ronde : Tracing the Judson migration – Le site de Mary O Donnell : http://www.releasedance.com/
    5 www.arts-archives.org
    6 pour reprendre les propos de Lisa Nelson, lors de la discussion avec Peter Hulton
    Le titre de l’article, I remember the future, provient d’un lapsus de Lisa Nelson au cours de son workshop à LLP.
    Stéphanie Auberville est danseuse et chorégraphe.
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