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    Archives Nouvelles de danse – TRACE

    « Achterland » (chor.A.T.De Keersmaeker), photo: Herman Sorgeloos

    Par Anne Teresa De Keersmaeker

    Je ne tiens pas à me mettre derrière la caméra à tout prix. Si j’y suis, je fais ce que je pense, selon mon point de vue. Si je n’y suis pas, le réalisateur met en œuvre le sien; je ne ressens pas a priori un risque pour ma chorégraphie d’être trahie ou dénaturée. J’ai bien sûr un avis sur l’approche du réalisateur, en fonction de la chorégraphie concernée. Certaines se prêtent à être déconstruites et recomposées: pour le tournage de Rosa par Peter Greenaway, la chorégraphie était très malléable et se prêtait à une recomposition pour la caméra. D’autres demandent un parti pris qui aille au-delà de la forme, sans l’altérer, comme Rosas danst Rosas par exemple.

    Ce qui est filmé est un autre objet; ce n’est plus une chorégraphie, c’est un film. Je l’ai ressenti en réalisant Achterland : je n’ai pas pensé que j’allais cristalliser par le film la substance définitive et essentielle de la chorégraphie ! Je me suis placée sur le plan du film, avec l’aide d’Herman Van Eyken qui m’aidait à traduire en langage cinématographique ce que je souhaitais, et guidait la réalisation en fonction d’un point de vue, d’une articulation propres au cinéma.

    La méthode de travail est tout à fait différente d’un point de vue « artisanal », et le résultat artistique est forcément différent; le tournage, même s’il est court, est très lourd et infiniment moins souple qu’un travail de recherche en studio avec des danseurs; la moindre séquence demande une mise en place minutieuse et longue, soigneusement préparée. Le montage en revanche donne une souplesse et une vitesse extraordinaires à la « fabrication » puisqu’il se fait au banc à deux pendant un temps limité alors que le « montage » d’une chorégraphie en scène mobilise les danseurs, la technique, et tout un personnel pendant un temps relativement long.

    Le matériau est aussi très différent, par nature; le travail chorégraphique comporte un élément humain, affectif, social, qui lui donne son caractère unique mais qui porte aussi ses limites; le montage au banc ne se préoccupe pas des limites physiques des danseurs, on peut recommencer les mouvements à l’infini jusqu’à ce qu’on trouve leur agencement dans une séquence d’ensemble.

    Ce qui est fascinant dans la combinaison de la danse et du cinéma, du point de vue du travail c’est qu’ils se complètent; le travail en studio avec les danseurs est la meilleure façon d’élaborer le matériau; le montage au banc pourrait être la meilleure façon de le finir. La facture au cinéma est différente mais la façon dont on aborde le temps, l’espace, la structure, est très proche du travail chorégraphique.

    Je ne suis pas en mesure, aujourd’hui, de dire si cette expérience de réalisation a enrichi ou changé mon travail chorégraphique, ma façon de penser.

    J’ai un sentiment différent vis à vis de celles de mes chorégraphies qui ont été filmées. J’éprouve une sorte de soulagement à me dire qu’il reste une trace de Rosa, ou de Mikrokosmos (non pas que pour cette raison il ne soit plus nécessaire de les rejouer : la scène et le film ne sont pas interchangeables). Et cette idée de trace me séduit d’autant plus qu’elle n’est pas littérale comme une captation, mais un film, c’est à dire un objet autre, qu’elle a fécondé en quelque sorte. La chorégraphie existe, perdure, mais pas en tant que telle, et c’est dans ce sens que j’entends l’idée de « trace ».

    Je trouve que le cinéma est important pour la danse. Pas seulement en tant qu’il conserve ce qui a été (on connaît tous les problèmes de retranscription des chorégraphies), mais parce qu’il a une proximité presque linguistique à la chorégraphie, qui est unique.

    Article extrait de la Revue Nouvelles de danse n°26 : Filmer la danse, paru aux Éditions Contredanse en 1996. Propos recueillis par Tarquin Billiet.
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