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    Un zeste de… #2 – Une transcription – Charlotte Hess

    © Yu Matsuoka

    L’intervention de Charlotte Hess

    Cliquez ici pour visionner l’enregistrement de la rencontre.

    Cette aventure a commencé à l’occasion d’un numéro de la revue de Chimères autour de la thématique de la marche. (Chimères : revue, dite de schizo-analyse, fondée par Deleuze et Guattari).

    J’ai beaucoup travaillé sur le thème de la flânerie et j’ai été sollicitée pour collaborer à la confection d’un numéro spécialement consacré à la question de la marche de la revue Chimères. J’ai finalement préféré parler de mon travail avec de jeunes autistes et le tango, dans lequel il est bien entendu question de marche puisque le tango est avant tout une marche à deux1. Je souhaitais aussi un article d’Hubert, mais très occupé alors, c’était trop dur pour lui de tenir les délais. Le numéro s’est très vite finalisé et je regrettais qu’il n’y ait pas la touche d’Hubert et une approche somatique autour d’une question aussi fondamentale que l’acte de marcher. C’était son approche clinique qui m’intéressait, en général, et, en particulier, pour ce numéro. Selon moi, on ne pouvait pas en faire l’impasse.

    J’en ai alors parlé à Claudia qui m’a soutenu dans le fait d’écrire / de décrire avec moi la pratique d’Hubert autour de ce thème pour ce numéro. Dans ce mouvement, j’ai donc assisté aux séances qu’a données Hubert à Hannah, une danseuse que je connais bien, autour des enjeux liés à la marche. J’ai partagé l’intimité de leurs échanges et de leurs rencontres. J’ai retranscrit ce qui me semblait pertinent pour suivre l’approche clinique d’Hubert et réécrit cet échange que j’ai partagé avec Claudia. Et par des allers-retours, nous avons écrit ensemble un premier volet autour du thème de la marche paru dans ce numéro et intitulé : « Marcher une heure avec Hubert Godard 2 ».

    Cela nous a donné envie d’aller plus loin.

    J’imaginais composer cette partition à trois à venir comme une guirlande de fragments, chaque fragment étant comme une petite œuvre d’art, à la fois close sur elle-même et en même temps inachevée — à l’image du fragment romantique de l’Athenaeum. C’est-à-dire que chaque fragment, chaque concept opératoire d’Hubert, se serait suffi à lui-même, et en même temps aurait inévitablement dialogué avec les autres, les fragments se contaminant les uns avec les autres, que ce soit la marche, la respiration, le fond postural, la fonction haptique, la fonction phorique, le territoire… Rendre compte précisément en somme de chacun de ses concepts et montrer en même temps comment ils dialoguent entre eux.

    Et, après la marche, le deuxième maillon s’en est trouvé être la respiration… Il m’a été suggéré par Claudia car il rencontrait précisément ce qui constituait alors pour moi une question fondamentale. Toujours sous l’angle spécifiquement clinique qui m’intéresse, et qui nous intéresse tous les trois, j’ai proposé cette fois de travailler avec Lucien, un psychomotricien que je connais très bien et qui me semblait être tout à fait la bonne personne pour vivre cette aventure avec nous.

    Ce qui aura été encore très fort dans cette aventure, c’est comment une question qui était avant tout chez moi une question personnelle — dont je retrouvais des échos dans le travail d’Hubert — est devenue, par l’effet de la pandémie, une question de société et ce, d’un point de vue mondial.

    D’autant plus dans le contexte climatique et politique dans lequel nous sommes, des questions comme : « comment fait-on pour respirer ? » ; « qu’est ce qui fait qu’un monde est respirable ? » sont devenues des questions prégnantes, sociétales et mondiales… Je rappelle au passage aussi les derniers mots de Georges Floyd avant d’être tué par la police et qui résonnent encore : « Je n’arrive plus à respirer ».

    Dès le début du premier confinement, ce sont les mots du philosophe Achille Mbembé qui sont venus m’accompagner avec son « droit universel à la respiration ». J’ai repensé immédiatement aux séances si fortes que Lucien avait faites avec Hubert ; du parcours, que grâce à lui, Lucien avait pu accomplir, son arrêt surprenant de la cigarette, le changement de son rapport à l’environnement et, sans exagération, de son rapport au monde qui en est venu à être bouleversé et modifié. Lucien est resté Lucien, mais il est devenu aussi tout autre. C’est cette autorisation qui a été transmise par Hubert à Lucien par son approche que je traduirai ainsi : ne pas se laisser figer dans une identité fixe et advenue. C’est l’une des grandes forces et beauté de cette aventure et des aventures cliniques qu’il mène : avec la clinique, pouvoir réouvrir de nouveaux champs de possibles, de nouveaux territoires somatiques.

    Comment s’est constitué précisément le texte ? J’ai assisté aux séances et j’ai eu beaucoup d’échanges avec Lucien après chacune d’entre elles. J’ai eu aussi d’autres échanges avec Claudia au sujet des séances, elle n’y étant pas présente à proprement parler, et qui ont été très stimulants et déterminants dans l’élaboration du texte. Quelques mois ont passé, puis il y a eu le premier confinement.

    Dans ce contexte encore plus aigu autour de la respiration, je ne pouvais plus laisser ce travail inachevé. J’ai repris le travail de retranscription des séances et d’écriture. Et si l’on y pense, tout est allé en fait très vite. Hubert a alors repris le texte en main et rajouté, précisé, ce qui devait l’être pour être au plus près de ce qui s’était joué d’un point de vue clinique dans cette rencontre, et aussi pour être au plus près de son travail. Et ce faisant, avec tout le travail d’Hubert ajouté, cela a pris une forme encore plus accomplie que la précédente. Cela n’avait plus la forme d’un article, mais d’une petite œuvre d’art. On a eu alors l’envie tous les trois de traduire cette œuvre par la forme adéquate en faisant ce livre qui est devenu, grâce à Florence et Baptiste des éditions ContredanseUne respiration d’Hubert Godard.

    La rampe clinique, qui nous relie tous les trois, a été tenue. Ce petit livre donne à voir tout un système d’articulations qui déploie des articulations cliniques et de pensées. Il ne s’agit surtout pas de prendre le livre pour une méthode qu’il s’agirait de reproduire, — et je pense que l’on peut remercier et saluer Hubert pour cela —, mais de le prendre vraiment plutôt pour ce qu’il est, c’est-à-dire le récit d’une aventure clinique, une merveilleuse boîte à outils qui invite elle-même à créer ses propres outils quand on est praticien, thérapeute… Ce qui est donné en partage est ainsi davantage, ce que j’aime à nommer : un geste de pensée.

    Cette présentation étant faite, j’aimerais aussi vous dire d’où je parle, où je me situe et comment ma pratique et ma réflexion ont rencontré le chemin d’Hubert Godard et son travail.

    Je suis danseuse de tango argentin, performeuse, et engagée dans la transmission en danse. Mes terrains d’interventions, — je ne parle qu’avec les outils du tango —, peuvent être tout aussi bien des formations professionnelles pour éducateurs spécialisés ou de rue sur les enjeux de la corporéité dans les métiers de la relation, sur la médiation créative ; un projet artistique avec de jeunes autistes ; de la réhabilitation fonctionnelle de la marche avec des personnes atteintes de parkinson, etc. Donc, quand je parle de la dimension clinique de mon travail, je l’entends aussi vraiment dans un sens large, dans toute la dimension politique qu’elle implique.

    Je m’inscris dans un mouvement général qui souhaite contribuer à sortir de l’entre-soi des praticiens pour faire de nos pratiques endogènes, des pratiques exogènes, c’est-à-dire des pratiques et des savoirs partageables, qui puissent aussi échapper à la simple logique de l’efficacité du geste, pour s’aventurer dans la production de gestes du commun.

    Et pour se faire, cela nécessite un véritable travail de description de pratiques corporelles.

    Je ne vais prendre aujourd’hui qu’un exemple, mais assez éloquent selon moi pour tenter de montrer l’écart qu’il y a souvent, ou qu’il peut y avoir, entre les représentations que l’on se fait de la pratique et la pratique elle-même, d’où l’intérêt qu’il y a de décrire les pratiques. En tant que danseuse de tango argentin, et engagée dans la transmission je vais ainsi vous parler de ma pratique sous un certain aspect qui rencontre les problématiques d’Hubert.

    Si l’on prend le tango, c’est une danse dont les codes peuvent être encore aujourd’hui très stéréotypés, notamment dans le rapport homme-femme, générant beaucoup de fantasmes. Mais une fois que l’on est dans la pratique elle-même, je veux dire dans l’exploration kinesthésique et sensorielle de l’abrazo, cela nous invite à des questions du type :  Qu’est-ce que cela fait quand je change de rôle ?; ou Qu’est-ce que je suis en train de proposer, de transmettre à mon partenaire ?, cela permet de déplacer, ou du moins cela peut mettre en crise les enjeux de la norme de genre pour rentrer dans un savoir-faire, un savoir-sentir qui évacue ces représentations sociales liée à l’hétéro-normativité pour s’en tenir à la pratique elle-même de la danse. Et c’est ce mouvement qui importe dans la description des pratiques corporelles et somatiques.

    On découvre alors que le tango est une danse de couple subtile et très avancée dans tout ce qui relève de l’accordage et de l’improvisation du couple dansant. C’est là-dessus que s’est porté mon intérêt  pour le tango, dans tout ce qui relève de l’accordage du couple dansant, c’est-à-dire les opérations liées au guidage et donc au prémouvement (comme l’a nommé et conceptualisé Hubert). Le prémouvement inscrit dans sa dimension gravitaire est à entendre comme toutes les opérations rendant possible le mouvement, comme condition de possibilité du mouvement. (Vous voyez qu’on est loin des représentations de l’hétéro-normativité qui peuvent être véhiculées autour du tango ou qu’on permet en tous les cas de questionner autrement les choses…).

    Qu’est-ce qui est alors en jeu ? L’interférence croisée de deux corporéités, à travers un accordage permanent et subtil, tel un arrière-plan sur lequel va se dessiner le mouvement apparent. En ce sens, le mouvement produit n’est qu’une conséquence a posteriori, un après-coup de cet accordage, de ce préalable inévitable du geste.

    Ce sont des enjeux sur lesquels Hubert Godard s’est beaucoup attelé et a contribué. Et en tant que danseuse, chorégraphe mais surtout comme passeuse, en transmettant ma pratique, cela m’a ainsi autorisé à produire un renversement de priorité dans la description et l’analyse de ce qui se joue spécifiquement dans le tango, entre, pour parler précisément avec les mots d’Hubert, « le fond » (l’accordage dans le pré-mouvement) et « la forme » (la figure produite).

    Concevoir le tango avant tout comme une marche à deux, même s’il y a de la complexité à l’œuvre, cela invite à déplacer la marche de la simple répétition mécanique. L’expérience peut consister ainsi à recomposer, retisser l’interprétation de ce geste : l’improvisation dans le tango permet de rendre l’action de marcher dans un premier temps méconnaissable, en suspendant la finalité de la marche, en déjouant l’anticipation habituelle vers le but, elle permet de rouvrir le milieu des choix, des directions, des possibles, pour que quelque chose de nouveau puisse surgir.

    C’est là que mes questionnements rencontrent selon moi peut-être ceux de certains somaticiens et font aussi écho à l’intervention, que je salue d’ailleurs, de Carla Bottiglieri lors de la première rencontre organisée par Contredanse, qu’elle a faite au moment de la discussion.

    Dans le tango, une sorte de déformation, de dé-normalisation à l’œuvre, de ce qui façonne usuellement une simple posture, attitude, une simple marche, il faut la redécouvrir avec l’autre, à travers la rencontre dansée. S’autoriser à réapprendre, à sentir autrement son poids, un transfert de poids, sa verticalité, grâce à une circulation pondérale incessante, d’intention, d’attention et d’accueil de l’autre…

    Penser la corporéité dans le tango implique de ne pas penser le corps seulement comme simple fonctionnalité, mais de l’appréhender comme un univers symbolique de gestes, ce qui nécessite de faire intervenir une triple considération : non pas seulement les enjeux mécanique et physique, ou sociologique et psychologique de la marche dans le tango par exemple, mais ces 3 instances : biologique, psychologique, sociologique, dialectiquement mêlées. (Cf. l’approche holistique toujours prise en compte chez Hubert). On peut en effet rappeler que chez Hubert, il y a toujours dans ce qu’il nomme l’ « attitude posturale », ces 4 instances indissociables, à savoir : la coordination, la structure, le perceptif et le symbolique.

    Vous comprendrez alors peut-être mieux maintenant pourquoi j’insiste sur le fait que si le corps est le lieu de luttes anatomico-politiques, de forces culturelles, qui vont tendre à produire, mais aussi à contrôler ou même censurer les nouvelles attitudes et expressions de soi et impression d’autrui, il s’agit, dès lors que l’on est sur le terrain de la corporéité, de produire incessamment un travail de déconstruction, d’autant plus lorsque l’on se pose comme moi des questions autour de la transmission en danse.

    Enfin, je mène et poursuis une réflexion autour de la performativité du geste, et sous un de ses aspects, s’intéresser au sens profond du mouvement, c’est-à-dire à la « pensée motrice » comme dirait Laban, que notre organisation linguistique, nous aide peu à saisir. Si on part du principe que le mouvement est porteur de sens en lui-même, non pas en tant que figure, mais dans la manière de faire, il faut s’attacher à regarder du côté du processus de production plutôt que le résultat déjà formé (ici la figure), ce qui va inévitablement me conduire vers une valorisation de tout processus en devenir, par opposition à un être, à une forme déjà devenue.

    Focaliser sur la puissance de tout geste, en tant qu’il réside dans l’écart mouvant entre la figure, la face visible, et une quasi-imperceptibilité qui constitue sa singularité, nécessitera non plus seulement de s’attacher à comprendre et à analyser le mouvement, entendu comme un phénomène relatant les simples déplacements des différents segments du corps dans l’espace, au même titre qu’une machine produit un mouvement, mais de regarder ainsi du point de vue du geste s’inscrivant toujours pour le dire avec Hubert Godard dans cet écart entre le mouvement et la toile de fond tonique et gravitaire du sujet, c’est-à-dire dans le pré-mouvement, dans toutes ses dimensions affectives et projectives, là où réside l’expressivité du geste humain, dont est précisément démunie la machine.

    Le sens de cette démarche que je partage souhaite aussi s’inscrire dans un mouvement plus ample de partage de pratiques et d’expériences informelles, de savoirs expérientiels, pour relever tout ce qui se rattache à ce que j’ai nommé des gestes de penser, comme autant de gestes critiques.

    On peut maintenant rappeler ce que j’ai déjà évoqué plus haut, à savoir que chez Hubert, il y a toujours ces 4 instances indissociables dans ce qu’il nomme l’attitude posturale, à savoir : la coordination, la structure, le perceptif et le symbolique.

    J’ai essayé avec vous aujourd’hui de questionner, de tisser et d’articuler autour de toutes ces dimensions, sans oublier la dimension symbolique.

    Je vais maintenant laisser la parole à Claudia qui va prendre le relais, et qui s’attachera peut-être davantage à la dimension perceptive. Bon. Mais je lui laisse la parole. Et je vous propose que l’on se retrouve ensuite pour le temps de discussion et d’échange.

    1. Hess, Charlotte. « Déplacer le geste de la marche à partir du tango argentin  », Chimères, vol. 93, no. 1, 2018, pp. 164-177.
    2. Hess Charlotte, Claudia Righini, « Marcher une heure avec Hubert Godard  », Chimères, vol. 93, no. 1, 2018, pp. 102-111.
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