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  • Éditions Contredanse Nouvelles de danse

    NDD#89 – Hommage à Steve Paxton

    Steve Paxton in Material For the Spine, Éd. Contredanse, 2008, 2019. © F. Corin & B. Andrien

    Par Florence Corin et Baptiste Andrien

    Évoquer ce danseur-improvisateur-chorégraphe ayant marqué la culture de la danse. Retracer ces liens particuliers entre l’artiste et Contredanse. Raviver ces moments qui ont imprégné nos corps et impacté notre rapport à la gravité. Avec gratitude.

    Il y a des rencontres qui marquent, indéniablement, les corps et les êtres. Steve Paxton fait partie de celles-là. Nous avons eu la chance de collaborer ensemble pour les éditions Contredanse durant de nombreuses années. Souvenirs épars de son impact, à petite et grande échelle.

    Le regard, ses yeux clairs questionnent gentiment mais avec sérieux. Toute chose, pour lui, est à aborder sérieusement, on ne badine pas avec cela. Il prend du plaisir à expérimenter une nouvelle donne, à voir les questions explorées consciencieusement, à échanger avec rigueur jusqu’à jouer sans lâcher des parties de Chinese checkers improvisées.

    Ses recherches sont des explorations d’une vie et forment aujourd’hui des jalons dans l’histoire de la danse. La marche a traversé sa vie, simplicité élevée au rang de spectacle, elle se retrouve dans la spirale de Material for the Spine*. Et son souvenir, dans nos marches quotidiennes. L’échange de poids, initiant le Contact Improvisation, révèle au monde sa réflexion touchant la gravité. Sa tête flottant dans le noir de la séquence filmée* mêlant science-fiction et attraction terrestre continue à partager sa pensée avec humour ; et sa vision de l’espace sphérique, à résonner dans notre perception spatiale.

    Son enseignement, conçu comme une méditation corporelle, éveille à l’essence du corps. Tel un sensei, il propose des traversées de studio sans fin en roulant, des siestes, des questions succinctes qui déplacent la perspective. Après de longues pratiques et explorations du recentrement autour de la colonne, de la quintessence du mouvement décomposée en une double spirale affectée par la gravité, sauver précieusement ce moment où la compréhension s’incorpore.

    Sa danse personnelle et vivante touche par une consciente présence, sensible et si charismatique. Il garde, fortement vivantes, ses perceptions engrangées dans ses danses, on chérit la mémoire de nos corps affectés par sa danse.

    Son rire, les échanges, son humour sont des doux moments qu’on aura pris plaisir à partager et qui véhiculent l’humilité avec laquelle il est bon de traverser nos vies.

    La radio dans sa cuisine, symbolisant son ouverture depuis sa ferme reculée en pleine nature, nous renvoie à sa vision de l’improvisation permettant de panser les blessures du monde. Nos souvenirs feront perdurer son invitation à explorer, consciemment, nos êtres intérieurs en lien à la société que nous formons. Continuer à danser et tenter le meilleur. •

    Florence Corin
    * Évocation d’extraits de la publication Material for the Spine de Steve Paxton, Éd. Contredanse, 2008, 2019.

    Biographie

    Selon ses propres mots, Steve Paxton a exploré la fiction de la danse « cultivée » et la « vérité » de l’improvisation. Né aux États-Unis, il aborde sa recherche sur le mouvement par la gymnastique avant de se former en modern dance puis en danse classique, yoga, aïkido et tai-chi-chuan. Il danse dans la José Limón Company en 1959 et avec la Merce Cunningham Dance Company de 1961 à 1964. Par goût de la déconstruction, de l’exploration, de la subversion et de l’invention, il se retrouve membre fondateur du Judson Dance Theater (1962-1966), avec pour partenaires Yvonne Rainer, Trisha Brown, Robert Rauschenberg et Lucinda Childs, entre autres.

    Dans les années 1960, Steve Paxton a recours au mouvement prosaïque et quotidien pour créer des premières pièces aussi singulières que Flat (1964), Satisfyin Lover (1967) et State (1968). Il participe, en 1966, aux 9 Evenings: Theater and Engineering, à l’initiative de Billy Klüver, un ingénieur des Laboratoires Bell, en collaboration avec Robert Rauschenberg. Il est aussi membre fondateur du Grand Union (1970-1976), un collectif d’improvisation réunissant Yvonne Rainer, David Gordon, Trisha Brown ainsi que Douglas Dunn, Lincoln Scott, Barbara Dilley et Becky Arnold.

    En 1972, Steve Paxton est à l’origine du Contact Improvisation, qui propose des principes physiques pour le mouvement de corps en contact : la fluidité dans la transmission et la réception du poids, la prise d’initiative, les réflexes et l’empathie physique innée. En créant la revue Contact Quarterly en 1975, Steve Paxton, Lisa Nelson, Nancy Stark Smith et d’autres collaborateurs déjouent la question d’une école de Contact Improvisation au profit d’un espace de partage des expériences. Il fonde Touchdown Dance avec Anne Kilcoyne en Angleterre en 1986, une structure qui offre à des malvoyants la possibilité de danser.

    En 1986, il commence sa recherche Material for the Spine, une étude technique et méditative des potentiels de mouvement du bassin et de la colonne vertébrale. En 2008, Steve Paxton réalise avec les éditions Contredanse une publication numérique interactive, www.materialforthespine.com, déclinée ensuite sous forme d’installations : Phantom Exhibition, qu’on a vue en Belgique, au Portugal et au Japon, et Weight of Sensation au MoMA à New York.

    Steve Paxton enseigne et crée de nombreuses pièces dont Ave Nue, Ash, Goldberg Variations et Some English Suites. Il poursuit une collaboration au long cours avec la danseuse Lisa Nelson : PA RT (à partir de 1979) et Night Stand (depuis 2004). Il chorégraphie la mise en scène d’un opéra de Robert Ashley, Quicksand. En 2018, avec les éditions Contredanse, il publie son premier livre, Gravity, traduit en français La gravité. En 2019 à Lisbonne, une grande exposition lui est consacrée, Drafting Interior Techniques. En 2020, une publication en ligne, Conversations in Vermont (www.conversationsinvermont.net), héberge une très vaste collection d’interviews avec lui et Lisa Nelson. Il décède le 20 février 2024 dans sa ferme du Vermont. •

    Denise Luccioni et Baptiste Andrien

    Ce qui apparait dans la disparition

    rencontré la pratique de Steve Paxton, lors d’un stage que le Kaaitheater organisait en vue de recruter des interprètes pour une création lors d’un prochain festival. J’avais déjà eu l’occasion de découvrir son travail artistique, à travers le solo Bound, et de l’interviewer puisqu’à l’époque j’écrivais sur la danse.

    Dans ce premier atelier, j’ai commencé comme tout le monde par rouler à en avoir la nausée, explorer les chutes et étudier, en particulier, le roulé aïkido. Toutes pratiques très physiques qui formaient, semblait-il, la base de son champ de recherche. J’ai compris quand il m’a proposé de participer à ce projet qu’il recherchait avant tout de « bons corps », des personnes avec qui il sentait qu’il pourrait faire équipe dans une ambiance amicale.

    Les conditions étaient rudes, un espace en béton, non chauffé, non aménagé pour le théâtre, le contexte simple, peu d’argent, peu de temps pour réaliser une telle création, et Steve Paxton avait choisi de dormir dans le lieu, à même le gradin mis en place pour les performances. Sa célébrité new-yorkaise des années 70, son titre d’inventeur du Contact Improvisation (CI), son aura et son charisme évidents s’accommodaient de rester juste à la place d’artisan du spectacle, mettant la main à la pâte au même titre que le technicien, l’éclairagiste et les figures en mouvement que nous étions.

    Durant les 12 jours de représentation d’Ave Nue*, une conversation autour de son travail a été enregistrée, recueillant sa pensée, de l’histoire de la danse moderne jusqu’à sa vision actuelle qui s’incarnait dans ce spectacle. Une parole qui, toujours, fouillait les questions, cherchait à aller plus loin, à percer le mystère de ce qu’on ne sait pas dire et qui, à ma grande confusion, retourna à un moment le micro vers moi, absolue débutante. Dans cette inversion des rôles, l’artiste proposait de mettre l’apprenti à la place du sachant, de lui montrer que ce qu’il cherche est déjà là, en lui, dans ses tâtonnements, que chacun est son propre enseignant et que, malgré notre admiration pour son parcours, il ne voulait pas se mettre à la place du maître.

    Cette pratique de la chaise vide, il l’a cultivée longtemps, dans son choix de vivre dans une ferme du Vermont, de travailler la terre aussi bien que la pratique artistique, de préférer loger chez des amis qu’à l’hôtel, dans sa tentative d’échapper à la paternité du CI, dans son abandon de cet enseignement pour centrer son questionnement sur les sources de sa danse. Il a préféré éviter de transmettre aussi son mode d’improvisation, le considérant comme trop intime, trop personnel pour être communiqué, mais surtout parce qu’improviser c’est, selon lui, ouvrir de nouveaux champs de perception, de pensée et non pas regarder vers le passé ou s’appuyer sur les méthodes déjà inventées.

    Quand, à Contredanse, nous avons eu le désir de recueillir quelque chose comme l’essence de sa recherche en danse, il a de suite refusé d’en faire l’historique ou de figurer à l’image. Ce sont les soubassements de ce qui le bougeait qu’il voulait mettre en lumière, la pensée qui sous-tend la pratique et non ses formes extérieures.

    Nous avons donc plongé dans Material for the Spine, dont je me rappelle que le premier mouvement montré était une initiation du bassin à peine perceptible. Avec son humour habituel, ou son sens du paradoxe, Steve Paxton signifiait que les mouvements invisibles étaient ce qu’il avait envie de donner à voir ! En maître de la disparition, je l’ai souvent vu s’effacer pour que les choses apparaissent, que les phénomènes agissent en dehors de lui, de sa présence, de son être.

    La notion d’« émotion de l’espace » au cœur du projet artistique d’Ave Nue évoque comment la perception mouvante de la distance, de la proximité, du rapprochement ou de l’éloignement constitue une émotion physique qui nous bouge intérieurement. Un moment de cette expérience m’a particulièrement touchée : à la fin de la performance, dans ce long corridor des anciennes casernes Dailly, les lumières s’éteignent successivement sur la profondeur du lieu et le son des pas d’un personnage avec canne décroît lentement, absorbé par le noir, matérialisant le passage du temps par la durée d’une longue traversée de l’espace.

    Cette expérience anticipe sans doute la notion de chronosphère** que l’artiste nous laisse à élucider, l’une des innombrables pépites dont son chemin, d’art et de vie, regorge.

    Merci, Steve, pour l’incroyable sensation de danse qui continue à nous mouvoir ! •
    Patricia

    Patricia Kuypers

    * Ave Nue, création de Steve Paxton dans les anciennes casernes Dailly, occupées par le Théâtre de la Balsamine à Bruxelles, production Kaaitheater Festival, 1985.
    ** Chronosphère : notion évoquée p. 72 dans La gravité, éditions Contredanse, 2018.
    Patricia Kuypers est danseuse, improvisatrice, et chercheuse en danse.

    Correspondances 

    11/01/2018 

    Hey, Steve, 

    je partage avec toi ce rêve de la nuit dernière : sauter dans la mer avec des amis, tourner dans l’air chaud et retourner joyeusement dans l’eau fraîche. Être embrassé par une agente culturelle ivre devant son mari excédé. Courir comme un fou dans les rues trop petites d’un village trop petit. Être averti que le rendez-vous se tiendra à l’hôtel. Me retrouver assis devant toi, Steve – tel que je te reconnais –, dans un contexte de spectacle. Sur scène, tu racontes la fin de l’aventure que je viens de vivre. Silence. Dans un mouvement hypnotique, tes yeux se baissent et suivent ta main gauche qui se lève doucement pour s’arrêter au-dessus de toi, les doigts dirigés vers ton visage. Tu maintiens l’immobilité, l’image s’amplifie et grossit. Soudain, ton visage s’oriente vers nous, le public. Avec une intensité grave, ton regard pénètre nos yeux et, d’un ton provocateur, tu nous interpelles : « Qui suis-je ? ». Saisi, je réponds intérieurement : « La conscience ». Un temps. Tu ajoutes : « Le mot se termine par ‘in’ » [en français !]. Puis un sourire illumine ton visage, tes yeux pétillent, cassant le lourd silence de la salle, et, d’un ton léger mais perçant, tu conclus : « Juste une main » [en français]. Je regarde ta main, simplement là. J’applaudis avec une étrange sensation dans les mains et reparcours toute l’histoire, me voyant sous la forme d’une main : une main qui nage, une main embrassée, une main courante, une main découvrant qu’elle est. Et me revient le souvenir de la main de ton spectacle Ave Nue.

    As-tu chorégraphié mon rêve, Steve ? Ce rêve digère-t-il le temps passé ensemble et au contact de tes œuvres ? As-tu touché le rêveur en moi ?

    Bonne année, Steve

    Baptiste

    12/01/2018

    Ton récit est fort. La reprise de nombreux chapitres et, ce dont je t’envie de rêver, une fin bien ficelée. Si nous étions assis ensemble dans un bar, je te raconterais une improvisation à laquelle j’ai participé à Dartington, en duo avec une danseuse avec qui je n’avais jamais dansé. Le studio était profond avec un éclairage plus prononcé au-devant du public. Lorsque nous sommes entrés, j’ai décidé de fixer mon attention sur les mains de ma partenaire. Nous sommes partis du fond de l’espace dans une danse légère s’avançant vers le public. À mi-parcours, nous avons eu un temps côte à côte, avec des changements de niveaux et des échanges de toucher. À ce moment-là, la fixation sur les mains était devenue évidente pour le public. La main s’approchait et s’éloignait de moi, emmenant mon regard de haut en bas, d’un côté à l’autre. Mais ma partenaire ne s’en était pas rendu compte. Elle a fini par être mal à l’aise, consciente qu’il se passait quelque chose qui lui échappait. Elle a commencé à se retirer dans la pénombre. J’ai continué à fixer sa main. Me laissant seul, elle s’est tournée une dernière fois et m’a salué de la main. C’était un salut incertain, comme si son esprit était peu sûr de ce qu’il fallait faire, mais elle devait sortir de là, emmenant sa main avec elle. J’ai répondu en faisant signe de la main à la main qui me saluait. Elle est partie et je suis resté là, à la regarder et à la saluer lentement. Puis, j’ai brisé l’instant et le public a applaudi. Les mains ont frappé. Nous avons remercié le public, ma main saluant les mains. Hahaha. C’était réel.

    Love, 

    Steve

    Le temps de la flèche

    On voudrait tout dire sur lui, mais on est pris de vertige. C’est trop tôt.

    Comment dire en peu de mots les paradoxes : le rayonnement planétaire à partir d’un lieu reculé du Vermont ? Et le paradoxe du voyage immobile à partir de recherches sur son propre corps, en refusant les interprétations fantaisistes mais en accueillant l’enseignement des rêves ? Comment résumer son influence sur la danse à partir d’un retour aux fondamentaux ? Comment vouloir « tout dire » sur quelqu’un qui n’a cessé de grandir dans la curiosité de l’improvisation, le désir d’avancer dans l’inconnu, dans la folle espérance de l’indéterminé, de l’indéterminant ?

    Peut-être en prenant le risque d’être personnel et en parlant de ce qu’on a pu apprendre ? En évoquant la trajectoire imparable de la flèche ? Après tout, il avait le génie de s’adresser à tous et chacun : une seule formulation, autant de perceptions que d’interlocuteurs. Et le génie de la dénomination sans fioritures : la « petite danse », le « contact improvisation », des noms communs et évocateurs à faire fructifier en soi à partir de bases et de consignes précises.

    Je ne crois pas qu’il aimait être qualifié de sensei mais, selon Wikipédia, c’est « celui qui était là avant moi, qui est garant du savoir et de l’expérience d’une technique ou d’un savoir-faire ».

    Il était là avant nous, avant moi, et pour moi, par ses techniques et ses savoir-faire, il concrétise la nécessité de partir de zéro, de retrouver un sens premier, de retourner à l’origine. Toujours. Par le corps-pensée, le corps-intelligence, jumeler l’entendement instantané par le corps et la nécessaire exploration permettant de confirmer, d’aller plus loin, en s’appuyant sur le temps, par sa lenteur même.

    Se laisser rêver puis enraciner les rêves dans le corps, dont la nature et la constitution peuvent transporter du micro au macro. Quant à rechercher des réponses sonnant juste à partir du physique partagé avec le vivant, n’est-ce pas l’incarnation du politique le plus intègre, le plus efficace ?

    Vivement le recul ! Avec à l’oreille, l’injonction du sensei : « Cut the malarkey* ». Et son rire. •

    Denise Luccioni

    * « Cut the malarkey » se situe entre « Trêve de balivernes » et « Suffit les conneries ».
    Denise Luccioni est traductrice, essayiste-do-cumentariste.
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