Bookshop
  • Français
  • English
  • Nouvelles de danse

    NDD#71 « La danse, c’est comme une micro-culture de résistance. »

    Couverture rétrécie du livre « Un manuel de chorégraphe » de Jonathan Burrows

    Entretien avec Jonathan Burrows | Propos recueillis par Pieter T’Jonck

    Il y a déjà sept ans que A Choreographer’s Handbook de Jonathan Burrows a paru chez l’éditeur américain Routledge. Un titre quelque peu trompeur car il s’agit moins d’un « manuel » que d’un recueil d’observations et d’idées concernant le plus souvent la danse ou la choréographie, mais pas uniquement. En fait, leur intérêt dépasse largement le champ de la danse, et concerne tous ceux qui se voient confrontés à des problèmes de création. C’est peut-être la raison pour laquelle le livre a fait son chemin sur le plan international et n’est pas resté cantonné au milieu des danseurs. Après la traduction en français, des traductions en slovène, en bulgare et même en farsi, la langue populaire en Iran, sont en préparation. Entretien avec l’auteur sur ce succès particulier.
    Quel était votre objectif en écrivant cet ouvrage ?

    Je ne crois pas que je pourrais encore écrire ce texte aujourd’hui. La quantité d’informations sur la danse dont nous disposons a énormément augmenté ces dernières années. C’est du moins l’impression que j’ai depuis que je travaille de plus en plus dans un contexte académique. En 2005, par contre, je jouissais d’une certaine innocence. J’ai écrit ce livre tout simplement pour comprendre ce qui menait un danseur ou un chorégraphe, y compris moi-même, à ne pas atteindre son objectif. Mais je me gardais scrupuleusement de me présenter comme expert. L’objectif de ce livre n’était donc pas vraiment d’offrir un cours de chorégraphie, mais d’enrichir la discussion sur ce que voulait dire ce mot et sur la façon de s’y prendre. En ce sens, cet ouvrage invite tous ceux qui se sentent concernés à participer à cette discussion. Il s’agit d’un projet démocratique.

    Ce livre me donne aussi l’impression de prodiguer en quelque sorte les « premiers soins » pour un projet qui s’enlise. À n’importe quelle page se trouve une idée, un petit conseil ou une réflexion qui permet de débloquer la situation en incitant le lecteur à porter un autre regard sur le problème qu’il se pose. D’ailleurs, il arrive très souvent que vous affirmez une idée pour la rejeter ensuite. Et surtout, demeure cette question centrale : que voulons-nous vraiment ? Ainsi, on pourrait le considérer comme une sorte de Yi King pour danseurs.

    Je me suis inspiré de Oblique Strategies de Brian Eno, un jeu de cartes comportant une question sur chaque carte. L’idée étant que tu tombes sur la question que tu ignorais te poser. Là résidait d’ailleurs le défi principal de l’écriture: d’en faire une composition qui pourrait être utilisée de cette façon. Mais il est évident qu’il y a un parallèle entre le travail d’Eno et le Yi King.

    De ce fait, le livre est rempli de paradoxes.

    Il s’agit exactement de la situation dans laquelle on se trouve comme danseur ou chorégraphe. Il n’y a pas moyen d’y échapper. L’exemple le plus probant est celui du mauvais « performeur » qui crève tellement d’envie d’exceller qu’on ne voit plus que cette envie au lieu de voir le spectacle lui-même. Et puis, la chorégraphie est devenue un genre qui donne une liberté énorme. Son plus grand atout, comme forme d’art, est son instabilité. La danse n’est pas forcément très claire, n’a que rarement un sens univoque et peine à communiquer avec son public. Ainsi, la danse sape la conviction néolibérale que tout est à quantifier ou évaluer. Je crois que nous apportons un changement à cette idéologie. La danse, c’est comme une micro-culture de résistance.

    La traduction de ce texte semble avoir constitué un véritable défi.

    La traduction s’est faite en étroite collaboration avec Denise Luccioni. Nous nous sommes penchés ensemble sur tous les détails de la traduction, puisqu’il est parfois très difficile de trouver une expression qui transmette la même connotation en français qu’en anglais. L’anglais est non seulement plus succinct que le français, il se caractérise également par une plus grande ambiguïté. C’est une « langue d’évasion » : beaucoup de mots et d’expressions se laissent interpréter selon l’état d’esprit du lecteur.

    Pourtant, votre anglais est très limpide, à part quelques expressions comme « hoarding » ou « doily ». Mais là encore, vous prenez soin de les expliquer tout de suite.

    C’était bien ce que je voulais. Mais prenez par exemple le mot « performance ». Cela pourrait se traduire par « spectacle » en français, mais le mot anglais signifie aussi « prestation » ou « degré de prestation ». Tandis que le mot « spectacle » en anglais fait allusion à quelque chose d’exagéré, de trop exalté. Mon texte joue sur cette ambiguïté, et il est important que ces nuances restent présentes dans la traduction. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai demandé au chorégraphe francophone Étienne Guilloteau de relire la traduction, pour m’assurer que cette ambiguïté était préservée.

    Comment avez-vous procédé pour en arriver à ce recueil très large ?

    J’ai relu tous mes carnets de notes. C’est beau et ennuyeux à la fois. Mais la lecture a rallumé des idées endormies. Dans les années 1990, Matteo Fargion et moi suivions un cours chez le compositeur Kevin Volans. Il était alors occupé à rechercher comment une composition peut captiver le spectateur. Depuis lors, nous avons glissé vers une façon de chorégraphier qui invite plutôt les spectateurs à ne pas prêter attention, à suivre leur propre flux de pensées au lieu de s’accommoder de ce que le spectacle exige d’eux. Il y a une plus grande ouverture à la relation entre le spectacle et son public, comme en attestent par exemple les œuvres de Mårten Spångberg ou Tino Sehgal. •

    Pieter T’Jonck est ingénieur-architecte, critique d’art et de danse/performance, et enseignant. Il écrit pour des journaux et magazines aussi bien belges qu’étrangers (De Standaard, De Tijd, De Morgen, Tanz…). Il a également contribué à plusieurs livres sur la danse et la performance.

    Jonathan Burrows, danseur et chorégraphe, est connu tout particulièrement pour les œuvres créées en collaboration avec le compositeur Matteo Fargion, puis présentées en duo un peu partout dans le monde. Jonathan Burrows a été artiste associé au Kunstencentrum Vooruit de Gand, au Southbank Centre de Londres et au Kaaitheater à Bruxelles. Il enseigne régulièrement à P.A.R.T.S (Bruxelles), tout en ayant aussi été invité à enseigner dans les universités de Berlin, Gand, Giessen, Hambourg et Londres. Jonathan Burrows est actuellement chargé de recherche au Centre for Dance Research de la Coventry University, en Grande-Bretagne.

    Un manuel de chorégraphe
    de Jonathan Burrows, éd. Contredanse
    Traduit de l’anglais par Denise Luccioni
    Disponible en librairie ou sur commande
    268 p, 22 €, www.contredanse.org

    0

    Le Panier est vide