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  • Éditions Contredanse Nouvelles de danse

    NDD#81 – Hommage à Anna Halprin/Le souffle d’Anna

    Par Marie Motais

    « J’ai toujours dit que la danse est le souffle rendu visible et cela couvre à peu près tout, parce qu’une fois que vous arrêtez de respirer et que le souffle n’est plus visible, vous arrêtez de bouger ».
    Anna Halprin, in Le souffle de la danse, documentaire de Ruedi Gerber (2009).

    Le temps d’un souffle, en fermant les yeux, tant de souvenirs reviennent… encore vifs de l’intensité, la spontanéité et la passion d’Anna.
    J’ai eu le bonheur de rencontrer pour la première fois Anna Halprin en 2007, pour une recherche sur le lien entre danse et nature que je menais. Par sa reconnaissance, Anna est venue bousculer ma vie et a confirmé mes choix artistiques et pédagogiques.

    Cet hommage en mots puise dans tous les moments partagés avec elle, au cours des formations, des projets de création et des instants informels du quotidien simples et débordants de son énergie avide de nouvelles découvertes. Une fête improvisée pour Halloween, les partages du soir toutes les deux à Sea Ranch face à l’océan, sa danse spontanée sur une chanson de Jean-Jacques Goldman sur un parking résonnent tout autant que les innombrables transmissions reçues par elle : de ses ateliers réguliers à la formation intensive au Rituel de Mouvement sur le deck mythique, des cycles sur la créativité collective aux cérémonies pour la « Planetary Dance » sur le mont Tamalpais au lever du jour, des semaines de résidence avec ma compagnie alluna à ce workshop mémorable de création du « Mouvement Planetary Dance », jusqu’à l’honneur de sa présence et de ses mots lors de ma performance rituelle de fin de formation Tamalpa.

    Ce qui relie ces nombreux moments et qui définit pour moi Anna, c’est sa curiosité sans limite pour le corps en mouvement, vivant comme partie d’un tout dépassant les limites physiques, avec ses innombrables capacités qu’elle n’a cessé de cultiver et de transmettre. C’est sa joie et son énergie débordante pour provoquer la créativité de chacun en se laissant elle-même inspirer dans le moment en des danses « qui semblent nous dépasser », comme elle aimait les qualifier ; danses nourries de son lien profond à la nature, son amour de la création, sa foi dans leurs capacités de transformation et de guérison. C’est aussi son rêve de paix absolue et ses choix politiques en défense des opprimés et des minorités, et son profond respect et lien privilégié avec les natifs amérindiens, grande source d’inspiration pour elle : « Dans d’autres cultures, les vieux transmettent aux jeunes, guérissent les maladies, s’occupent de leur jardin, respectent les rituels, communiquent avec leurs ancêtres et rassemblent leurs familles. Je pense alors à ces actions et je convoque tous les esprits, d’où qu’ils viennent, quel que soit leur signification, pour qu’ils me guident dans ma conception personnelle de la danse. Je crois que si nous étions plus nombreux à être en contact avec la nature et le monde qui nous entoure dans une expérience directe avec lui, cela aurait des conséquences positives sur la manière dont nous traitons notre environnement, les autres et nous-mêmes. » (Anna Halprin, in www.annahalprin.org)

    Sans chercher de reconnaissance et en marge du milieu artistique, Anna a mené le travail d’une vie à sonder la nature même de la danse et à comprendre sa force de vie. Petit à petit, elle est parvenue à intégrer la vie à l’art et l’art à la vie selon un imperceptible tissage quotidien, humble et précieux, questionnant sans relâche « Qu’est-ce que la danse ? Pourquoi dansons-nous ? Pour qui dansons-nous ? »

    Le « récit de sa vie » commence dans l’Illinois le 13 juillet 1920. Dès toute petite, la danse « libre » fait partie de son univers, celle d’Isadora Duncan, puis de la Denishawn School. En entrant à l’université du Wisconsin à 18 ans, elle devient l’élève de Margaret H’Doubler, auprès de qui, en plus d’étudier l’improvisation, elle apprend à disséquer des cadavres. Anna est fascinée par cette approche scientifique du corps et cet émerveillement l’accompagnera toute sa vie. Socle de sa pratique, elle l’adaptera sans cesse, en fonction des différents « corps » à qui elle s’adresse : il ne sera jamais question pour elle d’imposer un mouvement identique à des corps « si différents », mais plutôt d’inviter la compréhension anatomique et somatique d’un mouvement et d’encourager l’autonomie de chacun. Des années plus tard, elle créera et enseignera sa propre pratique de base qu’elle nommera « Movement Ritual ».

    À partir de 1942, Anna danse à New York. Elle ne se sent pas en harmonie avec la « modern dance » et rencontre alors nombre d’artistes d’avant-garde tels John Cage, Robert Rauschenberg, Merce Cunningham… Après la guerre, avec son mari, l’architecte paysagiste Lawrence Halprin, elle s’installe près de San Francisco et s’éloigne résolument de la « modern dance ». Sa recherche personnelle s’affine ; explorant les frontières entre théâtre, danse et vie quotidienne, elle en fait peu à peu tomber les barrières. Dès 1949, elle fonde la Dance Cooperative, qui deviendra le San Francisco Dancers’ Workshop en 1955. Elle invente une danse très libre qui ouvre un monde au-delà des codes existants et des lieux traditionnels de représentation, faisant apparaître la danse là où elle n’existait pas encore : dans les rues, les commerces, les parkings, les chantiers…

    En 1957, elle initie le travail des « tasks » (tâches/activités). Ces actions ordinaires réalisées sur scène (cuisiner, manger, se laver, se dévêtir, s’habiller, porter…) remettent au centre de l’attention l’essence même de la danse : le mouvement, débarrassé de toute préoccupation stéréotypée. Le quotidien prend résolument sa place dans la danse d’Anna, nourri de tout ce qui fait l’humain : anatomie, perceptions, émotions, désirs, pulsions de vie et de mort, relation à l’environnement…

    Progressivement, à partir des années 1960, son regard sur les relations humaines et sa détermination pour la justice sociale l’amènent à interroger les conventions et à créer par la danse des réponses d’une grande puissance : en 1967 à New York, la pièce Parades and Changes, qui la voit jouer nue ainsi que ses danseurs, fera scandale et sera interdite pendant plus de 20 ans. Sa performance collaborative Ceremony of Us, en 1969, sera également l’une des plus spectaculaires puisqu’elle réunit pour la première fois danseurs noirs et blancs au sein d’une compagnie en plein contexte d’agitation raciale. Anna modifiera aussi entièrement les codes de relation au « public » : celui-ci devient actif et participant, et prend la place de « témoin ». La perception même de l’acte artistique change et s’extrait alors du seul « spectacle », une révolution pour l’époque, qui deviendra l’une des signatures d’Anna.

    Dès les années 1970, Anna Halprin questionne les relations de l’humain avec la nature et défend l’idée de non-séparation et d’un sens inné d’appartenance à retrouver avec celle-ci : « Le corps est notre maison, tout comme le grand corps de la terre. Lorsque ces deux corps se déplacent en harmonie, une danse se déroule. Les deux corps deviennent un tout ». Anna Halprin, in Returning Home, documentaire de Ruedi Gerber (2003).

    Ce regard deviendra un système de référence dans sa pratique : du corps physique, au corps collectif, au corps de la terre… Elle développe alors avec Lawrence des méthodes permettant de générer une créativité collective : ils mènent ensemble de nombreux ateliers immersifs « Experiments in the Environnement », qui réunissent artistes, danseurs, architectes dans des environnements tant urbains que ruraux. De ces expérimentations intensives émergera le système RSVP (Ressources, Score/partition d’actions, Valuaction/valeur donnée aux actions, Performance), un outil de création qui sera ensuite mis au service de communautés. Les projets artistiques qui suivent sont dès lors créés en réponse à des besoins : souder les liens interpersonnels et avec l’environnement, favoriser les guérisons physiques et émotionnelles. La performance artistique finale émerge, aussi simplement que dans la vie, de l’interaction avec le contexte naturel et avec les membres du groupe.

    Pendant cette période, atteinte d’un cancer, Anna explore pour elle-même le pouvoir de l’art et de la danse pour se guérir. Une traversée radicale qui l’amènera à donner une place entière aux mythes et rituels contemporains, renouant ainsi avec la danse comme langage universel depuis la nuit des temps, comme art social et de guérison. Elle donne forme au « LifeArtProcess », un processus tissant intimement l’art et la vie, convoquant les propres expériences de vie comme base du travail et plus grande source d’expression artistique.

    Ce chemin reliant vie quotidienne, créativité et communauté sera le sien jusqu’à la fin de sa vie. Une des danses rituelles emblématiques héritées de ce cheminement naît en 1981 : Anna et Lawrence dirigent alors un atelier communautaire, le « Search for Living Myths and Rituals ». Ils s’intéressent avec les participants au mont Tamalpais, dont les sentiers étaient fermés depuis les meurtres en série de six femmes entre 1979 et 1981, plongeant la communauté dans l’impuissance et la colère. Ils initient en réponse le rituel « In and On the Mountain », sous la forme d’une promenade de plusieurs jours sur ces sentiers devenus interdits, portant l’intention de la reconquête de la montagne. Quelques jours plus tard, le tueur était arrêté… La montagne retrouvait la paix et le processus « Circle the Earth » d’où est issue la danse rituelle « Planetary Dance » était né.

    Cette danse rituelle collective est loin d’être « une danse New Age » comme certains l’ont étiquetée. Anna la revendique comme une œuvre majeure de sa vie, une danse accessible et praticable par toutes et tous : « Danse de paix pour chacun en soi, pour les gens entre eux. Danse de paix pour la terre… C’est une danse de paix, pas une danse au sujet de la paix, pas une danse pour la paix mais une danse de paix, une danse de l’esprit de paix. C’est une danse qui inclut nos craintes, nos peurs de la mort et de la destruction. Une danse qui devient un pont entre soi et l’autre et qui nous amène dans l’état dynamique appelé Paix. C’est une danse de faiseurs de paix. » La Planetary Dance a depuis dépassé les frontières du temps et de l’espace, elle continue de réunir chaque année plus d’un millier de personnes, à travers une trentaine de pays du monde entier. Anna l’a rêvée comme un « Mouvement Planetary Dance », une transmission qui prend encore une nouvelle valeur au regard des épreuves actuelles ; sans aucun doute l’un des plus beaux héritages d’Anna pour les temps à venir…

    Dans ce même esprit, Anna élaborera de nombreux projets artistiques collectifs, tels que Positive Motion : sept mois d’ateliers avec un groupe d’hommes atteints du sida ou touchés par le VIH. Utilisant comme ressources leur quotidien pour l’expression créative, ils co-créent la pièce Carry Me Home (1990), où le corps devient un conteur hurlant, émouvant, puissant qui transmet une nouvelle expression de la santé et de la fraternité et où le public-témoin est fortement mobilisé. à partir de cette période, la majorité des pièces d’Anna naîtront de ses expériences propres de vie, comme Intensive Care – Reflections on Death and Dying (2000), qu’elle crée en résonance avec les visites quotidiennes à son mari hospitalisé en état critique, ou Seniors Rocking (2005), une performance réunissant 50 personnes âgées en rocking-chair, alors qu’elle s’interroge sur son propre vieillissement…

    L’œuvre d’Anna Halprin comporte plus de 150 pièces de danse et trois livres, dont le dernier, à l’orée de ses 100 ans, Making Dances That Matter: Resources for Community Creativity (2019) est un témoignage majeur de sa philosophie de la danse. Elle en parle ainsi : « Une partie du défi auquel j’ai été confrontée dans mon travail est d’amener notre pratique de la danse essentiellement ornementale ou performative à un endroit où elle peut servir de multiples besoins communautaires, sociaux et de survie (…), à la création de danses qui comptent pour les gens dans leur vie réelle, à la réaffectation de la danse comme vecteur de changement social et de résilience communautaire. »

    Seule l’immersion pleine et entière dans l’histoire d’Anna révèle son avant-gardisme hors pair, qui laisse bien plus que des œuvres en héritage. Ce qu’elle a insufflé pour la danse est si grand que Merce Cunningham dit d’elle « Ce qu’elle a fait… fait partie intégrante de l’histoire de la danse ». Richard Schechner, rédacteur en chef de The Drama Review, la considère comme « l’un des penseurs les plus importants et les plus originaux dans le domaine de la performance ».

    Le nombre d’artistes renommés qui, à un moment de leur parcours, ont été ses élèves ou ont collaboré avec elle ne se compte plus : des chorégraphes Trisha Brown, Yvonne Rainer, Simone Forti, aux musiciens Terry Riley, Morton Subotnick, La Monte Young… Anna Halprin contribuera également à la création, en 1978, du Tamalpa Institute, dirigé par sa fille Daria Halprin, première formation en thérapie par les arts expressifs basée sur le mouvement.
    D’autres artistes danseurs (certains l’ayant rejointe dès les années 1960) sont restés travailler avec elle jusqu’à la fin de sa vie. Ils ont soutenu, collaboré et nourri sa recherche et sont encore à ce jour porteurs de l’esprit de son œuvre : G. Soto Hoffman, Ken Otter, Jamie McHugh, Taira Restar…

    Sans l’avoir jamais décidé, Anna a créé une lignée de danseurs et d’artistes qui aujourd’hui est porteuse de son héritage. Je garde à cœur de poursuivre humblement ce souffle, afin que les générations futures continuent d’être inspirées par son travail.

    Merci, Anna •

    Marie Motais est danseuse, chorégraphe, enseignante certifiée par Anna Halprin et co-fondatrice de Tamalpa France (2013). Elle crée actuellement sa propre formation, dans la lignée d’Anna Halprin : « Danse, Nature et Rituels Citoyens ». www.allunadanse.com
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