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    « Dire Merci » : 4’40 minutes de grâce et d’émotion – Entretien avec Cédric Klapisch

    Par Alexia Psarolis

     

     

    Réalisée en étroite collaboration avec les danseurs de l’Opéra national de Paris, Cédric Klapisch livre une vidéo intitulée « Dire merci », en hommage au personnel soignant et à tous les travailleurs sur le pont durant la pandémie. C’est dans des conditions inédites que le cinéaste féru de danse, auteur d’un documentaire sur la danseuse étoile Aurélie Dupont, a conçu ce court film, sur la musique de Prokofiev. Une œuvre collective comme un condensé de beauté, engagée et porteuse de sens dans une période qui en manque cruellement.

     

     

    On n’associe pas spontanément votre nom à la danse et pourtant elle apparait en filigrane dans plusieurs de vos films de fiction. Vous avez également réalisé un documentaire en 2010 sur la danseuse étoile Aurélie Dupont. Quel lien entretenez-vous avec la danse ?

     

    J’ai toujours été spectateur de danse. Adolescent, j’étais abonné au Théâtre de la Ville et y ai découvert la danse contemporaine avec quelques chocs, notamment Pina Bausch. Je connaissais des danseurs, j’étais au lycée avec Philippe Decouflé avec lequel j’ai travaillé dans les années 90. J’ai eu envie de filmer la danse, de réaliser un documentaire sur Pina Bausch mais elle est décédée avant. Puis on m’a proposé de réaliser un documentaire sur Aurélie Dupont, que j’ai suivie sur une durée de quatre ans. Je me suis rendu compte que, classique ou contemporaine, j’aimais la danse. J’ai également découvert des danseurs et chorégraphes belges tels qu’Anne Teresa De Keersmaeker, Wim Vandekeybus, Alain Platel… J’ai toujours regardé la danse avec beaucoup d’intérêt. Dans un premier temps, je ne voulais pas mélanger cet art vivant avec le cinéma, par précaution et respect pour la danse. Puis, après ma collaboration avec Decouflé et le documentaire sur Aurélie Dupont, j’ai constaté que savoir filmer peut amener un atout à la danse. Plus récemment, j’ai réalisé des captations de spectacles pour l’Opéra de Paris… Je la filme beaucoup en ce moment.

     

    De quelle façon filmez-vous la danse ?

     

    Il n’y a pas une danse mais des danses ; il n’existe pas une seule façon de filmer la danse. Cependant, on doit se poser des questions fondamentales : la caméra reste-t-elle fixe ou en mouvement ? Est-ce qu’il y a plusieurs caméras ou une seule ? On ne filme pas de la même façon le hip-hop, la danse classique, contemporaine, ou africaine et en fonction de ce que l’on filme, il y a des partis pris à avoir, filmer des parties du corps ou le corps en entier… Parmi ceux qui filment la danse, nombreux sont ceux qui utilisent le montage, dont le rythme s’ajoute à celui de la danse. Il s’agit d’un choix à faire au départ : être en plan-séquence et ne pas monter ou, au contraire, monter beaucoup et avoir des gros plans, des plans larges, différents axes de caméra, différents angles de vues… Il n’existe donc pas de réponse unique mais des questions qui doivent se poser à chaque fois.

     

    Comment avez-vous réalisé/monté la vidéo avec les danseurs de l’Opéra ?

     

    Cette vidéo est un cas particulier car c’est la première fois que je réalise un film sans participer au tournage. Des consignes précises – les mêmes pour tous – ont été données aux danseurs, avec des choix de départ, afin de conserver une unité : se filmer en vertical – ce que moi je n’avais jamais fait (j’ai toujours filmé en horizontal)- avec son smartphone, sans filtres. Ils pouvaient poser leur smartphone ou être filmés par quelqu’un et dans ce cas-ci, le mouvement de l’appareil devait rester fluide. Sur base de ces conseils, chacun a choisi la façon dont il souhaitait se filmer, sur quel fond, en intérieur ou extérieur, le type de vêtements… « Vous êtes chez vous, filmez la façon dont vous dansez chez vous ».

     

    De quelle façon avez-vous travaillé avec les danseurs ?

     

    Il s’agit d’un projet collectif. Je ne me sens pas du tout réalisateur de ce film-là mais plutôt conseiller artistique ou co-réalisateur. Le travail de réalisation a consisté à assister la monteuse, que j’ai choisie. Soixante danseurs ont livré leur vidéo desquellesj’ai sélectionné les extraits que je trouvais intéressants et transmis à la monteuse. Un travail plus narratif s’est opéré : au début de la vidéo, tous les danseurs apparaissent en gros plan puis devaient s’éloigner de la caméra et se mettre à danser. Pour la fin, j’ai proposé à deux danseurs que je connaissais, Simon Le Borgne et Marion Barbeau, de faire ce final où ils apparaissent tous les deux à l’écran dans des cases séparées pour se rejoindre dans le même cadre puis s’embrasser. Une image symbolique, en guise de conclusion, pour donner un sens : chacun reste chez soi mais nous avons tous envie d’être rassemblés et de faire quelque chose ensemble. Les danseurs étaient libres de faire certains choix et, de mon côté, j’ai donné un sens global à tous ces bouts de danses. C’est pour cette raison qu’il s’agit d’un projet collectif, lié à eux et lié à moi.

     

    L’objectif de cette vidéo – remercier le personnel soignant et les travailleurs durant la crise – constitue-t-il une forme d’engagement en tant qu’artistes ?

     

    Le point de départ commun était de faire quelque chose ensemble pour dire « merci ». Les danseurs ne pouvaient plus danser, moi je ne pouvais plus faire de film en cette période. Comme les soignants donnent de leur personne dans cette crise, nous avions envie de faire quelque chose avec ce que nous savons faire. Même les musiciens ont accepté que l’on utilise gratuitement l’enregistrement pour cette cause. Nous ne pouvons pas exercer notre métier en ce moment mais notre métier peut servir. Nous avons reçu plusieurs vidéos de personnels soignants qui, masqués, reproduisaient la chorégraphie des danseurs et nous remerciaient. Avant d’entrer dans le service de réanimation, ils se montraient la vidéo pour s’aider à passer la nuit…C’était très émouvant.Tous les messages que nous avons reçus après-coup montrent qu’être musicien, danseur, réalisateur, cela sert à quelque chose, à donner une énergie. D’ailleurs les artistes chorégraphiques parlent souvent de cette transmission d’énergie dans la danse. Nous savons que nous avons servi à quelque chose et pas juste à faire une jolie vidéo.

     

    Nous découvrons le travail à l’œuvre dans le quotidien confiné des danseurs. Cette dimension du travail, souvent présente dans vos films, était-elle également importante ici ?

     

    Oui, c’est aussi cela qui a ému les gens, troublés de découvrir des danseurs étoiles avec des enfants, dans leur cuisine, dans leur salle de bain… Ces artistes très exceptionnels, très « glamour », presque intouchables ne peuvent pas exercer ce métier-là s’ils ne font pas au moins 3-4 heures d’exercices par jour. Nous savons que cela est vrai pour un pompier, par exemple, mais du point de vue du spectateur, ce travail des danseurs, en coulisses, est plus abstrait. Malgré la fermeture des salles de spectacles, ces artistes sont obligés de danser tous les jours.

     

    Dans une récente interview, le cinéaste Christophe Honoré parle de cette période comme d’ « un temps empoisonné » et absurde. Qu’en pensez-vous ? Cette vidéo est-elle pour vous une tentative de donner du sens face à l’absurdité ?

     

    Oui, je suis d’accord avec lui. Il a raison de parler de « temps empoisonné » car ce n’est plus le même temps. J’étais en train d’écrire un scénario au début du confinement et, oui, j’avais du mal à continuer. Il ne s’agit pas ici d’une retraite pour écrire, mais nous sommes obligés d’être isolé. Pour créer, il faut qu’il y ait de l’envie et celle-ci disparait lorsque l’on est contraint. Par contre, faire ce film m’a fait beaucoup de bien et ressentir que je n’étais pas juste emprisonné chez moi. Nous avons créé une façon de parler. Avec Cyril Mitilian avec lequel j’ai co-réalisé le film, nous ne nous sommes parlé que via zoom ou par téléphone, ainsi qu’avec d’autres danseurs.Cette réalisation en télétravail a permis de lutter contre cet empoisonnement, de créer des choses qui ont un véritable impact. Nous ne pouvons pas travailler mais nous pouvons encore réaliser des choses. Et c’était agréable de pouvoir donner du sens dans un moment où rien n’en avait.

     

    Un entretien mené dans le cadre du projet Chroniques de la danse en suspens.

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