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    « Danser dedans, dehors, à tous les étages ou juste pour toi » Entretien avec Léna Massiani

    Propos recueillis par Cathy De Plée

     

    La chorégraphe française Léna Massiani crée des spectacles en appartement. Ce travail in situ vise à sortir la danse des théâtres et à rassembler en un même espace danseurs et public. La chorégraphe a entamé une recherche visant à comprendre ce qui se joue entre regardants et actants. Sa thèse de doctorat, sous forme de recherche-création, menée à l’Université du Québec à Montréal, a abouti à la performance Danse à tous les étagescréée à Montréal en février 2010. Celle-ci était précédée de différentes étapes de travail qui variaient les dispositifs.

     

    En quoi travailler in situ questionne l’intime?

    La question de l’intime était dès le départ présente dans mon travail chorégraphique dans la mesure où j’investis des espaces privés, habités. Je travaille à partir du vécu de la personne qui habite l’appartement pour concevoir la chorégraphie. Les danseuses s’imprègnent du lieu pour le faire voir par la danse et nourrir leurs gestes. On entre donc réellement dans l’intimité de quelqu’un. Dans la recherche proprement dite, la question de l’intime s’est déplacée et élargie au rapport public/danseurs. Les danseurs évoluent dans un espace privé qui finalement devient le leur parce que nous l’avons investi pendant plusieurs semaines de travail. Lorsque le public arrive, il est intimidé par la proximité que suscite le lieu. Dans un théâtre, le public est considéré comme un tout, ceci questionne donc à nouveau l’intimité mais sous un autre angle, celui de la distance, de la pudeur, de la limite. Enfin, mes projets sont aussi une manière d’entrer dans l’intimité, le quotidien de la performance. Beaucoup de choses sont dites, on donne des consignes et, forcément, il n’y a pas de coulisses.

     

    Vous rendez «spectaculaire» l’intimité, qui est considérée comme le privé du privé, n’est-ce pas antithétique?

    Non, pas dans ma conception du «spectaculaire» en tout cas. Je ne cherche pas à aller à l’encontre de la tradition du spectacle. Je m’inscris dans la tradition mais en jouant avec les codes de la représentation. Mes propositions sont des spectacles sur l’intimité mais qui respectent en même temps cette intimité dans la mesure où nous travaillons strictement avec ce qu’il y a sur place. Nous ne déployons pas des moyens techniques ou technologiques pour faire du grandiose. Forcément, l’espace se transforme par la présence des danseurs – c’est d’ailleurs le but du travail in situ: révéler le site autrement, par les corps. Mais nous ne cherchons pas à faire du lieu intime une scène comme celle d’un théâtre qui est un espace neutre. Ici, ce qui compte, c’est le lieu qui ouvre son intimité au public, par l’entremise des danseuses.

     

    Vous dites souvent que votre travail questionne les seuils…

    Bernard Salignon[1] dit que le seuil est le passage entre deux espaces qui ne pourront jamais en créer un seul. La fenêtre est un seuil par excellence. Personnellement, voir des corps dans une fenêtre me fascine. Toute une partie de mon travail chorégraphique s’articule d’ailleurs autour de ces ouvertures, qui sont un accès à l’intimité tout en la laissant à distance, et en n’en donnant qu’un point de vue. Une fenêtre est aussi un cadre, un tableau. Qu’est-ce qui se produit lorsqu’on traverse ce cadre, qu’on entre dans le tableau? C’est une des composantes de mon travail que d’explorer ce passage entre le dedans et le dehors et le changement d’état qu’il entraîne. Car la traversée d’un seuil n’est pas anodine. Elle peut intimider. Suivant le dispositif – laisser le public dehors en l’invitant à regarder la danse par les fenêtres; placer le public à l’intérieur près des fenêtres pour qu’il regarde la danse dehors; n’inviter que quelques spectateurs à l’intérieur et laisser les autres dehors – plusieurs seuils peuvent être traversés: dedans-dehors, réception-création, observation-participation, geste quotidien-geste dansé, distance-toucher…. DansDanse à tous les étages, les spectateurs invités à entrer vivaient une expérience de l’intime extrême. Chaque danseuse introduit une personne dans l’appartement, l’installe et danse pour elle un solo que personne d’autre ne verra. Ceci renforce dans un sens le côté voyeur avec lequel j’aime jouer. Mais quel que soit le seuil d’intimité à franchir, le spectateur est toujours libre de refuser, il n’est jamais forcé.

     

    Avez-vous l’impression de dévoiler l’intimité des danseuses?

    Il est vrai que je travaille vraiment avec les personnalités de chacune. Pendant le travail de création, je leur demande de s’imprégner du lieu et nous partons toujours de leur perception de l’espace et de ce qui les touche le plus dans le lieu en question. Pour l’une, c’est une matière, pour l’autre, c’est un objet, pour une troisième, c’est une couleur ou encore un élément de vécu de l’appartement et ses habitants. Donc oui, elles s’exposent dans cette mesure-là. Également du fait de la proximité du public. Tout se voit et elles sont susceptibles d’être observées de dos par exemple ou d’un point de vue qu’elles n’imaginaient pas au départ. Mais, en définitive, c’est le lieu et le propriétaire des lieux qui est le plus dévoilé. Car j’ai toujours au préalable une longue discussion avec la personne et je me sers de son vécu dans l’appartement pour la chorégraphie, qui comporte toujours une grande part de gestes quotidiens façonnés par l’endroit.

     

     

    Quelle est la part de l’improvisation et de l’écriture dans ces projets?
    Est-ce que l’improvisation renforce le sentiment d’intimité dans la mesure où tout ce qui se vit ne se vit qu’une fois par les gens sur place à ce moment-là?

    Tout est très orchestré pour laisser de la place à l’improvisation. Surtout lorsque la performance se déroule sur deux étages et à l’extérieur, on a l’équivalent de trois points de vue. Il faut donc avoir un scénario global très précis, être sure notamment qu’il y a toujours des choses qui se passent aux fenêtres. Mais à l’intérieur de ça, ce qui se passe entre les personnes en présence n’est jamais prévisible. Des paroles, des regards, des gestes s’échangent entre danseurs et public qui n’appartiennent qu’à eux dans ce moment-là. Dans ce sens, oui, l’improvisation fait partie de la construction de l’intimité d’une relation qui se crée dans le moment.

     

     

    [1]Bernard Salignon, Qu’est-ce qu’habiter?,Villette, 2010

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