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    NDD # 79 – Les défis de l’incertitude – Immersion dans un secteur à l’arrêt

    Par Wilson Le Personnic

    Depuis plus de dix mois maintenant, le milieu de la danse traverse une crise sans précédent. Un état des lieux auprès de celles et ceux qui subissent cette brutale mise à l’arrêt devenait indispensable. Cette enquête non exhaustive donne la parole à une dizaine de chorégraphes et de professionnels de la danse en Belgique, sur leurs réalités du terrain et la résilience organisationnelle dans ce contexte de crise sanitaire. Bien que les expériences diffèrent d’un discours à l’autre, les réflexions de chacun se rejoignent sur de nombreux points communs. Rencontres.

    À l’instar de leurs concitoyens belges, le secteur culturel entrait le 17 mars dernier dans une première période de confinement, cessant toute activité physique de manière précipitée. Tenues de pallier cet arrêt brutal, les équipes artistiques et administratives ont dû faire preuve d’initiatives et de souplesses : « Le confinement a demandé de tout réorganiser en termes de fonctionnement et d’apprendre à suivre le travail à distance. Les sphères professionnelles et personnelles via l’expérimentation du travail à distance se sont retrouvées mélangées au tout début, perdues dans le monde des écrans devenus encore plus omniprésents. La charge, l’intensité et le rythme d’activités croissaient de façon exponentielle alors que tout autour rentrait dans une dynamique inverse, paradoxalement », nous confie la chorégraphe Olga de Soto.

    Passée la stupeur des premiers jours, les équipes administratives, confrontées aux annulations sèches et aux reports de leurs activités, ont vu leur cadence de travail s’accélérer et leur savoir-faire s’adapter, souvent sur le tas. « Il y a eu beaucoup de négociations, parfois très complexes avec certains, pour obtenir un soutien financier. On s’est rendu compte qu’il n’y avait pas de règles définies, contrats signés ou non », constate Caroline Vermeulen (ZOO/Thomas Hauert). Plusieurs compagnies rapportent en effet le caractère fastidieux des multiples procédures d’annulation ou de report selon les projets et de la situation des structures d’accueil : « Il a fallu demander à chaque théâtre quelles étaient leurs démarches ou quels étaient leurs soutiens : allaient-ils payer tout de même la session du spectacle ou une partie ? Allaient-ils rembourser les frais de voyage déjà engagés et pour certains annulables seulement à 70 % ? Allaient-ils reporter les représentations à la saison prochaine ou pas ? Chaque situation appelait une organisation différente », nous raconte Ecaterina Vidick (Hiatus).

    La précarité des danseurs révélée au grand jour

    « Nous avons dans un premier temps essayé de négocier avec les festivals et les théâtres afin de pouvoir rémunérer en priorité l’équipe artistique. Ce n’est pas parce que les dates sont reportées à dans un an que les danseurs n’ont pas besoin d’argent maintenant. Certains reçoivent des aides du gouvernement, d’autres non. C’était très important de pouvoir défendre leurs statuts et de les accompagner dans leurs démarches », indique Jan Martens. En effet, les aides du gouvernement belge ne sont pas identiques que l’on soit résident belge ou étranger, ce qui est extrêmement complexe dans le milieu de la danse étant donné que les distributions artistiques sont très souvent internationales. « Nous avons essayé de prendre en compte les situations de tout le monde afin que chacun, au final, puisse toucher presque le même salaire. Pour la première fois, les caisses de la compagnie sont vides, mais nous avons plus ou moins l’assurance – en étant une compagnie conventionnée – d’avoir la tête hors de l’eau en 2021. »

    La crise sanitaire n’a fait que révéler au grand jour la précarité du milieu de la danse et accélérer les problèmes structurels qu’induit le statut des artistes. « De nombreux artistes et danseurs que je connais vivent à Bruxelles sous le seuil de pauvreté ou juste au-dessus », témoigne la danseuse et chorégraphe Vera Tussing. Si certains bénéficient d’une protection sociale et/ou d’un chômage partiel, de nombreux artistes n’ont perçu aucun revenu pendant plusieurs mois. Afin de pallier cette absence d’aide de l’État, plusieurs chaînes de solidarité à petite échelle et des actions de soutien à destination du secteur de la danse ont été mises en place pendant le confinement. Parmi elles, un fonds de solidarité pour soutenir les artistes les plus précaires initié par Charleroi danse puis rejoint par Les Brigittines. Si ces solutions sont conjoncturelles et permettent, pour certains, d’endiguer certaines difficultés pour les mois à venir, la globalité des artistes interviewés ici demeurent inquiets face aux répercussions de la crise sanitaire sur les saisons à venir. Après plusieurs réclamations et pressions dans les médias, quelques compagnies subventionnées et plusieurs personnalités du spectacle vivant ont d’ailleurs été accueillies par le gouvernement fédéral, comme l’atteste le chorégraphe Alexander Vantournhout. « À la suite de ces concertations, le cabinet ministériel a confirmé être actuellement en train de repenser la distribution des subventions et le statut d’artiste en Belgique. J’ai envie de croire qu’un nouveau chapitre est en train de s’écrire. »

    Un cadre de travail sécurisé ?

    Avant que le gouvernement annonce le second confinement le 30 octobre dernier, répéter ou jouer des spectacles tenait parfois à un fil de plus en plus ténu, les compagnies étant confrontées à gérer les quarantaines imposées, les cas contacts et les arrêts maladie des uns et des autres. « On a beaucoup parlé de la sécurisation des théâtres pour le public et les équipes administratives mais très peu pour les artistes eux-mêmes. Dans notre pratique, nous ne pouvons pas forcément respecter les mesures de distanciation ou le port du masque. Mettre en place un cadre de travail sécurisé est très souvent impossible. On a parlé de bulle de travail mais nous cumulons tous de nombreuses activités circulant d’équipe en équipe. On ne peut pas décemment demander à un interprète d’arrêter de travailler avec d’autres personnes pour deux jours de contrat sur le mois », nous explique la chorégraphe Leslie Mannès.

    Mais comment assurer la sécurité des danseurs dès lors que « le spectacle vivant englobe exactement tout ce qui, momentanément, ne devrait pas avoir lieu d’être : le contact corporel, la proximité, la collectivité, les réunions sociales, la respiration, la transpiration, le crachat et l’énergie incontrôlable des corps dans un espace réduit », rappelle la chorégraphe Mette Ingvartsen. En répétition pendant l’été, la compagnie Mossoux-Bonté a fait le choix de repenser toute la dramaturgie de leur nouvelle création afin d’appliquer les mesures barrières et la distanciation physique entre les danseurs au plateau : « Ils étaient très proches les uns des autres, c’était impossible psychologiquement de continuer dans cette direction », déclare Patrick Bonté. Il ajoute : « Nous avons décidé de changer radicalement la ligne du projet : les danseurs sont désormais séparés dans des sortes de couloirs et ne se touchent pas. De cette contrainte est née de nouvelles matières chorégraphiques auxquelles nous n’aurions sans doute jamais pensé avant la crise sanitaire. » Créée au Beursschouwburg en octobre dernier, la dernière pièce de la chorégraphe Ula Sickle aurait dû au départ se présenter en libre circulation mais les règles sanitaires ont nécessité ici aussi de repenser toute la mise en scène du spectacle : « Les interprètes auraient dû se déplacer dans le public et même s’allonger et chanter très près de lui. Mais la pandémie nous a obligés à revoir le dispositif : les interprètes jouent désormais à distance entourés par les spectateurs. »

    Des projets et des collaborations ad hoc

    Face à leur baisse d’activité, de nombreuses compagnies ont essayé de diversifier leurs initiatives et de développer de nouveaux projets qui tiennent compte des mesures sanitaires. Afin de garder une dynamique de travail et un contact avec la communauté de la danse, Daniel Linehan a proposé des workshops gratuits dans les parcs de la ville de Bruxelles (Land Connection Practices) ou encore des marches en forêt (Forest Walks) exécutées avec des membres fidèles de la compagnie. « Ces nouvelles activités nous ont permis de mettre notre réserve financière au profit des artistes sans contrat pendant cette période », précise Ecaterina Vidick.

    Inquiète de voir de nombreux jeunes hors des circuits institutionnels traditionnels perdre leurs résidences, la chorégraphe Louise Vanneste est venue en aide à plusieurs artistes en puisant dans le budget de sa compagnie, Rising Horses : « Lorsque les jeunes chorégraphes perdent leurs résidences et leurs rendez-vous avec les programmateurs, c’est juste le vide sidéral. Être en contrat-programme a permis de traverser cette période avec beaucoup moins d’inquiétude que d’autres. J’ai souhaité mettre à profit mes outils pour aider certains artistes qui n’ont pas de chômage ou qui essaient d’avoir leur statut d’artiste. Nous avons donc coproduit la résidence d’un jeune chorégraphe qui s’est concrétisée par une représentation dans Unlocked à Charleroi danse. Nous avons également versé deux bourses à deux jeunes artistes qui étaient en résidence mais qui n’avaient pas de production. » Cette période de latence lui aura aussi permis de mettre sur pied un projet de lieu de résidence et de recherche transdisciplinaire en lien avec le quartier à Molenbeek, en compagnonnage avec Ayelen Parolin, Mauro Paccagnella et sous l’égide de Grand Studio. Soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles dans le cadre de l’appel à projet « Un futur pour la Culture », cet espace a pour ambition d’accueillir les trois compagnies mais aussi des artistes émergents en résidence.

    Des alternatives 2.0

    Contraints de fermer leurs portes et d’annuler leurs programmations, les théâtres et les festivals se sont alors mobilisés en ligne afin de proposer des alternatives. « Il y a eu au début de la crise une course effrénée à la communication à tout prix, comme une peur d’être invisible, d’être oublié. Pendant ce temps suspendu qu’était le premier lockdown, cela m’est apparu comme une sorte d’agitation désespérée, comme si l’on continuait à crier alors que le silence s’était fait tout autour de nous », constate Leslie Mannès. Tous les artistes interrogés et cités dans cette enquête confirment d’ailleurs avoir été sollicités par des théâtres ou des festivals pour créer du contenu numérique. Mercedes Dassy, notamment, témoigne : « On m’a demandé au début du premier confinement de faire une capsule vidéo, proposition que j’ai acceptée car cette commande était rémunérée. Au début, personne ne comprenait rien à ce qu’il se passait, on acceptait toutes les propositions car ça nous amusait un peu et ça faisait un peu d’argent. Il n’y avait pas encore eu cette profusion de vidéos sur les réseaux sociaux qui commençaient à transformer les artistes en professionnels de la communication. J’ai eu un peu l’impression que, pour la plupart des structures, ces vidéos étaient une manière de garder leur page Facebook active. »

    En novembre dernier, la RTBF annonçait mobiliser 1,6 million d’euros pour financer la captation et l’enregistrement d’une cinquantaine de spectacles afin d’enrichir son catalogue de vidéos en accès libre. Plusieurs théâtres et compagnies ont également proposé des captations de spectacles pour pallier les annulations : le Théâtre royal flamand (KVS) a mis en place pendant le second confinement une plateforme numérique avec des captations de « spectacles à la demande » accessibles gratuitement et la compagnie Rosas a quant à elle diffusé (en collaboration avec La Monnaie et le Kaaitheater) un spectacle en streaming live deux soirs de suite, après que celui-ci a été annulé à Bruxelles fin octobre. Si ces propositions restent pour le moment subsidiaires, beaucoup d’artistes s’inquiètent de cette nouvelle lubie digitale : « La temporalité, l’écoute, l’échange et les communautés qui prennent forme lors de représentations en live ne pourront jamais être recréées en ligne. Le vivant se doit de rester vivant, me semble-t-il. Il est fondamental aujourd’hui plus que jamais de défendre avec acharnement ce vivant, qu’il soit social, écologique, culturel et artistique », revendique Leslie Mannès, avant de contrebalancer : « Mais certaines initiatives en ligne ont aussi eu pour but de soutenir les artistes en générant des contrats, ce qui était tout à fait louable. »

    Penser de nouveaux modes de tournée, un épiphénomène ?

    Après avoir rencontré de nombreuses complications liées aux déplacements de ses interprètes pendant les répétitions de sa dernière création, Jan Martens pressent qu’il sera désormais de plus en plus compliqué de travailler avec des danseurs basés à l’étranger : « J’ai toujours aimé répéter une création dans plusieurs lieux mais je ne peux plus faire voyager autant de personnes à travers l’Europe. » Comme pour de nombreux chorégraphes interrogés pour cette enquête, la pandémie a rendu chez lui plus aiguë la question écologique, et plus particulièrement le bilan carbone des tournées : « En 10 ans j’ai eu la chance de montrer mon travail aux États-Unis, au Canada, partout en Europe. Au début d’une carrière on accepte de voyager à l’autre bout du monde pour une ou deux dates, c’est important de saisir les possibilités qui se présentent et de montrer son travail partout où c’est possible, mais maintenant je souhaite travailler plus localement et penser mes tournées de manière plus raisonnée », confirme Jan Martens. Son compatriote flamand Maarten Van Cauwenberghe (Voetvolk) confirme la tendance : « Je dois avouer que c’était une période extrêmement étrange pour nous car nous avons l’habitude d’être plus souvent dans les hôtels que chez nous. Lisbeth (Gruwez, ndlr) est sur scène entre 60 et 80 fois par an, sans compter le temps que prennent les voyages car environ 70 % de nos dates sont à l’étranger. Ce temps mort nous a fait extrêmement de bien et nous a fait prendre conscience qu’il n’est plus possible d’aller à l’autre bout de la planète pour jouer seulement une ou deux dates dans un théâtre. »

    Repenser les castings localement et imaginer des projets en lien avec les territoires semble désormais être nécessaire, voire inévitable, constate Michèle Noiret : « Nous travaillons actuellement avec une équipe internationale et nous voyons bien les problèmes de faire circuler aujourd’hui les danseurs à travers l’Europe. Pour la prochaine création, nous avons déjà fait le choix de ne travailler qu’avec des interprètes locaux. Tout le monde est désormais conscient qu’il n’est plus possible de déplacer autant de personnes de part et d’autre de l’Europe «juste» pour une date. Il va falloir repenser les tournées avec des projets satellites (comme des workshops ou des conférences) ou en proposant à des théâtres d’une même région de s’associer pour accueillir un même spectacle. » Comme de nombreuses compagnies soucieuses de développer leur travail au-delà du simple « one shot », la Compagnie Mossoux-Bonté aimerait pouvoir mettre en pratique la mutualisation de ses tournées : « Depuis toujours le mot « tournée » n’a jamais été réellement appliqué. C’est important que les spectacles voyagent mais je crois que c’est le moment de penser ces déplacements sous la forme de séries et de projets annexes dans une même région par exemple. »

    « La crise sanitaire a évidemment provoqué de nombreuses questions mais il me semble que les réflexions qui ont surgi pendant cette période de chaos étaient déjà présentes auparavant », déclare Leslie Mannès. Mais alors, comment déconstruire et reconstruire tout un système dont les pratiques se fondent sur la relation à l’autre, la découverte de l’autre et le voyage ? Avec la difficulté de circuler à venir, Hildegard De Vuyst et Herwig Onghena (Les Ballets C de la B) craignent qu’un énorme repli identitaire et national voit le jour : « Nous développons depuis des années des liens avec la Tunisie, l’Iran, la Palestine et le Congo mais nous avons très peur que la crise sanitaire devienne un prétexte pour réduire la mobilité internationale. Il est essentiel pour nous de continuer à imaginer un travail international et global, sans pour autant retomber sur les routes du capitalisme néolibéral. » Si elle est favorable à une redéfinition plus locale des tournées et des résidences, Nicole Mossoux estime dommageable de ne plus pouvoir tourner à l’étranger : « C’est intéressant de s’orienter vers le local mais c’est aussi très important de continuer à voyager, les échanges avec les autres cultures ont été fondateurs de l’ADN de la compagnie. Les différentes perceptions des publics de Mexico ou de Boston, de Bujumbura ou de Wellington nous ont obligés à nous poser autrement la question du sens : que partageons-nous de l’intime au-delà des différences ? »

    « Développer encore plus qu’on ne le fait aujourd’hui un travail en réseau avec les équipes locales, autour d’un spectacle, me semble une donnée positive et incontournable », concède Michèle Noiret. Elle ajoute : « Mais réussira-t-on à prendre le temps et à changer les habitudes ? Peut-être que des centres culturels en Wallonie vont enfin ouvrir leurs portes à la danse contemporaine, cela fait 30 ans qu’on attend cela… » De nombreuses compagnies basées en Belgique francophone expriment en effet la difficulté de faire circuler la danse contemporaine en dehors des grandes villes, comme a pu le mettre en exergue l’article intitulé « Le public wallon a-t-il peur de la danse ? » publié dans le Journal Le Soir en janvier dernier.

    « Ça fait quelque temps que nous souhaitons développer un réseau en Wallonie. Pendant le confinement nous avons pris contact avec de nombreux centres culturels afin d’essayer de mettre en place des partenariats mais aucun n’a abouti », déplore Anne Nicolle (Dame de Pic/Cie Karine Ponties). La danse en Fédération Wallonie-Bruxelles a encore bien du mal à trouver sa place sur son propre territoire de création, confirme Leslie Mannès : « Souvent les spectacles de danse ont des tournées à l’international bien plus nombreuses qu’en Belgique. La problématique était déjà là avant la crise mais elle se révèle d’autant plus dans un contexte où les déplacements sont réduits, voire impossibles. Il y a donc un vrai travail d’échange et de dialogue à intensifier avec les structures de la Fédération Wallonie-Bruxelles. »

    Des paradigmes qui s’effritent

    La saturation inévitable des programmations à venir vient déstabiliser un système de (sur)production que beaucoup semblent vouloir remettre en question : « La quête incessante du nouveau crée un engrenage de créations perpétuelles. Pourtant les spectacles ont parfois du mal à trouver leur réseau de diffusion tellement l’offre est énorme », constate Leslie Mannès. Elle ajoute : « Aussi, les moyens de production sont souvent faibles et génèrent des temps de création de plus en plus courts et des rémunérations de plus en plus réduites. Il devient donc nécessaire de cumuler et accumuler les créations pour rester au travail. Cette crise est peut-être une opportunité pour se questionner sur ce que cela veut dire être au travail pour un artiste en revalorisant la dimension de recherche, d’expérimentation et des processus de création plus longs. »

    Mais comment freiner et repenser un écosystème qui ne fonctionne qu’à toute vitesse ? Beaucoup d’artistes confient avoir espéré que la crise sanitaire allait créer des effets positifs sur la grande machine économique du spectacle vivant. « Au début du confinement j’ai eu l’impression de percevoir une certaine euphorie, un espoir que cette crise allait secouer ce système et déclencher de grands changements, mais on se rend compte que ce n’est pas si évident », confie le chorégraphe Thomas Hauert. Sentiment partagé par sa consœur Louise Vanneste : « J’ai eu l’espoir que ça calme la frénésie du monde. Qu’on pouvait se détacher du faire et de la production frénétique. L’art est un produit de marché et, en tant que directrice de structure subventionnée, je le sens très fortement. Produire souvent, satisfaire tous les publics, tourner. Ce sont les critères des contrats-programmes, des subventions, etc. Le système est bien en place. Et même si on essaie de s’en détacher, les critères restent ancrés dans les mentalités. »

    Si la crise sanitaire a suscité de nombreuses réflexions autour des modèles de production et de diffusion, certaines compagnies confirment avoir déjà opéré ce virage : « Nous étions déjà en train de réfléchir et redéfinir notre fonctionnement », confient Hildegard De Vuyst et Herwig Onghena (Les Ballets C de la B). Ils continuent : « Depuis deux ans maintenant, les Ballets C de la B se préparent à transformer leur modèle économique. La compagnie réalise plus de 70 % de revenus propres, ce qui nécessite de vendre beaucoup de spectacles et d’être constamment en tournée. Le maintien de cette économie finit par épuiser le potentiel artistique d’Alain (Platel, ndlr), qui a un poids énorme sur ses épaules : celui de créer à chaque fois un nouveau succès afin de maintenir la structure et garantir les emplois de chacun. La pandémie est venue tout simplement valider la transformation de notre modèle de travail. »

    Un engorgement inévitable

    Les multiples reports et les nouvelles créations à venir sont progressivement en train de générer un effet d’entonnoir dans l’écosystème du spectacle vivant. « En discutant avec les théâtres on se rend compte que les reports vont engorger les programmations des années à venir », rapportent Cathy Zanté et Michèle Noiret. Elles poursuivent : « À force de reporter les spectacles, certains théâtres ou festivals vont sans doute devoir laisser tomber des anciennes productions pour laisser la place aux nouvelles. » Si certains théâtres ont décidé de reporter leur programmation, d’autres ont en effet déjà pris la décision de ne pas reprogrammer leurs spectacles annulés afin de ne pas impacter les saisons suivantes. « Je pense que beaucoup de pièces vont simplement arrêter de vivre », s’inquiète Ecaterina Vidick (Hiatus). Elle ajoute : « C’est déjà le cas naturellement, mais avec la pandémie c’est encore plus violent : je crains que les théâtres ne reprennent plus forcément des pièces de répertoire ou des spectacles de la saison passée. »

    Faut-il repousser au maximum une prochaine création pour espérer pouvoir la mener à bien ? Face à des calendriers de plus en plus étriqués avec l’augmentation des projets reportés, nombreux sont ceux qui se posent la question. Ajourner continuellement les spectacles à des dates inconnues ne fait que retarder le problème. « Si la situation continue, cela va devenir très difficile à tenir, il ne sera pas possible de faire entrer deux saisons dans une saison », signale Leslie Mannès. Elle continue : « Il va y avoir un terrible embouteillage et il est évident que de nombreux projets artistiques se verront abandonnés ou invisibilisés. Cette situation générera de fait encore plus de précarisation des emplois qui y sont associés. Toutes ces incertitudes permanentes font qu’il devient difficile de se projeter dans le futur. »

    Faire face à l’incertitude

    Même si les compagnies s’adaptent tant bien que mal aux contraintes actuelles, développer de nouveaux projets et se projeter dans l’avenir est devenu de plus en plus délicat pour une grande partie des intervenants du secteur culturel : « Nous avons une faculté d’adaptation et d’invention énorme mais, à force de réinventer des choses et qu’elles soient annulées, il y a comme un espoir qui s’amenuise », confie Leslie Mannès. Elle poursuit : « Et sans espoir, c’est la notion même d’imagination qui est mise à mal… Ce qui est effrayant pour le futur d’une société qui en aura pourtant grandement besoin. »

    En répétition pendant une partie de l’été, le chorégraphe Jan Martens raconte avoir dû travailler avec une équipe partielle de danseurs, devant jongler avec des cas contacts et des absences au jour le jour : « J’ai eu beaucoup de doutes, je ne savais pas si nous allions pouvoir finir la pièce et, en même temps, ce n’était pas possible d’abandonner le projet. Financièrement, ça signifiait l’arrêt de la compagnie. Cette crise est arrivée au pire moment : la situation aurait été beaucoup moins stressante si j’avais fait un solo. Je n’ai jamais ressenti autant de pression et de responsabilité envers mes équipes. » Créer une pièce pour 17 personnes au plateau pendant cette pandémie génère en effet de nouvelles variables qui peuvent rebuter les programmateurs, qui doivent désormais prendre en compte les risques financiers de reprogrammer un spectacle de cette ampleur. Les multiples reports de sa première initialement prévue en avril 2020 à Anvers, puis à Bruges en décembre dernier, puis à Toulouse en février 2021, induisent de nouvelles dépenses qui impactent inévitablement le budget de la compagnie.

    Si chaque expérience de la crise sanitaire reste singulière pour chaque compagnie, l’inquiétude est bien présente dans chaque discours dès lors que se pose la question de l’agenda des mois à venir. « Nous essayons tant bien que mal de prévoir la suite de nos activités mais les théâtres restent encore très nébuleux sur l’avenir et sont de plus en plus frileux quant à l’idée de s’engager sur les saisons prochaines », concède Ecaterina Vidick (Hiatus). Et depuis que les théâtres sont de nouveau fermés, les réponses se font malheureusement de plus en plus évasives, au grand dam des compagnies qui essaient tant bien que mal de monter leurs dossiers pour les saisons à venir. Ainsi, Caroline Vermeulen (ZOO/Thomas Hauert) constate depuis la rentrée beaucoup plus de prudence chez les professionnels, même chez les partenaires habituels de la compagnie : « C’est désormais très compliqué pour eux de s’engager pour les saisons à venir, donc par conséquent, ça le devient pour nous aussi. » Kristien De Coster (Ultima Vez) confirme la difficulté de planifier les deux prochaines saisons, surtout à l’international, où la compagnie réalise 70 % de ses dates : « Les programmateurs étrangers sont désormais réticents à signer des contrats avec des clauses prévoyant le paiement d’une indemnité en cas d’annulation. »

    Le calme avant la tempête ?

    Si tous reconnaissent évoluer dans un écosystème qu’ils aimeraient voir se renverser, chacun concède l’impossibilité de résister face à la machine institutionnelle : « Lors de la courte reprise, les activités de la compagnie ont recommencé de manière presque frénétique, avec un enchaînement serré des dates de tournée, des résidences de recherche, des ateliers, du temps d’écriture et d’enseignement. Nous nous sommes retrouvés, un peu malgré tout et malgré nous, avec une grande concentration d’activités sur les deux premiers mois de la saison, avec cette impression générale de devoir faire au plus vite, en devant rattraper le temps… », témoigne Olga de Soto. Face à cette surcharge de travail, le chorégraphe Alexander Vantournhout déclare quant à lui avoir renoncé à postposer une grande partie de ses dates et se limiter désormais à environ 70 spectacles par an. « Physiquement ce n’est plus possible pour moi d’enchaîner autant de spectacles. En septembre le rythme était de nouveau très intense et des théâtres nous ont même proposé de jouer plusieurs fois par jour pour rentabiliser les coûts car les jauges de spectateurs étaient divisées par deux ou trois. » Nombreux sont ceux qui partagent un sentiment de fatalisme et se préparent à un inévitable retour de bâton les saisons à venir, comme en attestent les propos de Mercedes Dassy : « Pour l’instant, dans ce que j’entrevois, on se réorganise surtout pour rattraper les projets qui n’ont pu se dérouler et imaginer comment on peut envisager la suite. Ce que je comprends tout à fait. Mais j’avoue ne pas du tout savoir si cette situation débouchera à un après et à quoi il ressemblera. J’oscille constamment entre une envie de croire que cette crise aura vraiment réveillé les consciences et une certitude que rien ne changera et tout continuera comme avant, si ce n’est pire. Avec un léger penchant pour la seconde option. » •

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