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    NDD # 79 – La danse est-elle facebookable ?

    Par Rosita Boisseau

    Pas de spectacles à savourer pour de vrai dans les salles de théâtre, confinement oblige ? Qu’à cela ne tienne, les propositions de retransmission de pièces et de débats sur les réseaux et les sites Internet se multiplient depuis le vendredi 30 octobre, début de la seconde période confinée en France. 

    Votre agenda s’était vidé d’un coup ; il se remplit à toute allure. On a ainsi pu assister – et on ne cite que quelques exemples – à la première de Créer aujourd’hui, programme contemporain en direct sur Facebook du Ballet de l’Opéra national de Paris, de la création de Les merveilles, nouvel opus de Clédat & Petitpierre sur la chaîne YouTube du Lieu Unique, à Nantes, ainsi qu’à celle de la chorégraphe Jann Gallois sur Vimeo et de la compagnie hip-hop Art Move Concept lors d’une soirée présentée par le festival Kalypso sur Facebook.

    Vite, très vite, les compagnies de tous styles, les théâtres, des plus petits au plus prestigieux, ont réagi. À l’échelle internationale, le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch a même offert une représentation gratuite en streaming de Das Stück mit der Schiff (1993), tandis que l’artiste israélien Ohad Naharin proposait également, mais en mode payant, le film de sa pièce Yag. Ce virage numérique affirmé avait déjà été très négocié pendant les mois de mars et avril. Dès le début du premier confinement, les danseurs, seuls chez eux, ont commencé à s’entraîner entre la cuisine et le salon, et envoyé sur Facebook et Instagram des petits films, leçons de danse, courtes créations chorégraphiques pour à la fois continuer à travailler et faire vivre leur art. Lors du second, certains, très présents, n’ont pas éprouvé l’envie de refaire ce qu’ils avaient déjà proposé. Ils ont basculé sur de nouvelles opérations soutenues par une mesure de crise qui n’existait pas en mars : l’autorisation de continuer à répéter dans les studios.

    Internet, vitrine digitale

    Ce paramètre, décisif pour rayonner autrement, a impulsé des séances « à huis clos » auxquelles des programmateurs et des journalistes, évidemment en petit nombre, ont été conviés en évoquant l’élaboration des saisons et le post-Covid. Ces « filages » ont été pour la plupart filmés pour être retransmis en direct ou dans la foulée sur les sites et réseaux. Avec toujours les mêmes enjeux d’exister, d’être visible, de parier sur l’avenir mais aussi de toucher les diffuseurs dans une période terriblement creuse. « On a tout intérêt à se servir de ces outils, commente le chorégraphe Mourad Merzouki. C’est une vitrine énorme, un tremplin pour les artistes. Il y a un impact évident pour les compagnies et leurs projets. » Même constat pour Valentine Nagata-Ramos. Soutenue par la Caisse des Dépôts, elle va réaliser une captation de B Girl, qui sera diffusée gratuitement sur la web TV du Théâtre des Champs-Élysées et les réseaux sociaux de la Caisse des Dépôts. « C’est devenu très difficile pour les jeunes chorégraphes, confie-t-elle. La reconnaissance passe de plus en plus par les réseaux et le confinement a accentué le phénomène. Montrer un film joue beaucoup pour toucher les professionnels que l’on a par ailleurs toujours autant de mal à rencontrer. »

    La nouveauté de ce mouvement de fond réside dans le cadrage, certes relatif mais tout de même, de ces retransmissions. Si la plupart du temps, elles sont gratuites, elles s’offrent maintenant sur une durée limitée. Elles deviennent aussi parfois payantes aussi. Cela a été le cas pour le Facebook Live de Créer aujourd’hui, le vendredi 13 novembre. Le ticket à 4,49 €, valable pendant 48 heures, a été acheté par 8 000 personnes, et elles étaient 5 000 à suivre la soirée en direct. Les recettes allaient dans les caisses de l’institution parisienne. Nouveau modèle économique ? Affaire à suivre. En attendant, l’Opéra national de Paris lance sa plate-forme de films dès le 15 décembre avec un pannel de vidéos gratuites et payantes.

    Les réseaux sont devenus l’issue de secours d’une crise sanitaire qui éloigne tout rassemblement de public. La portée d’une œuvre, son intérêt et son succès ne se mesurent désormais plus aux applaudissements. Elle se quantifie au nombre de personnes présentes en ligne, aux commentaires et aux nombres de vues. Qualité et quantité ne font pas nécessairement bon ménage comme on peut en juger à bien des niveaux sur Internet. Par ailleurs, une vidéo n’a rien à voir avec un spectacle vivant. La captation, sophistiquée ou pas, est toujours une réécriture de la pièce. Elle en propose un découpage, une relecture. Elle peut la valoriser comme l’abîmer, accentuer sa photogénie ou parasiter sa singularité.

    Vers un nouveau modèle ?

    Certains artistes se dressent contre ce raz-de-marée. Ils ouvrent le débat sur la pertinence et le sens de ce déferlement. Le spectacle vivant et la danse en particulier sont-ils facebookables et numérisables à loisir ? Dans le cadre de la Nuit du cirque numérique, normalement à l’affiche dans une centaine de lieux en France et à l’étranger, du 13 au 15 novembre, puis uniquement visible sur le site Internet de la manifestation, le circassien Sébastien Le Guen a décidé de mettre un « écran noir ». Il y avait écrit : « Lorsqu’un artiste de cirque apprend une annulation, se résout à accepter une annulation, il est d’abord et avant tout en deuil. Il fait le deuil de parfois plusieurs dizaines d’années de pratique qui font qu’il est un artiste de cirque. Il fait le deuil de plusieurs milliers d’heures de travail qui font que son geste est un geste de cirque, qu’il est à la fois un artiste performant et fragile, surnaturel et sensible. Mais il fait aussi le deuil d’un moment, de ce moment si particulier ou son œuvre rencontre le public, se constitue par cette rencontre, voire pour certains s’élabore par cette rencontre… » « Il y a une sorte d’injonction à aller vers le numérique sans concertation, explique-t-il. Le spectacle vivant est sensible, précieux. Il se construit en direct dans sa relation au public. On doit le protéger. »

    Pour le Facebook Live de l’Opéra de Paris, trois chorégraphes sur les quatre programmés, Sidi Larbi Cherkaoui, Tess Voelker et Mehdi Kerkouche, starifié pendant le premier confinement grâce à ses cours et son festival sur Instagram, ont répondu présents. Damien Jalet, en revanche, qui a pendant le premier confinement proposé régulièrement des spectacles en ligne, a refusé de faire sa « première mondiale » sur les réseaux. « On a tellement travaillé que présenter la pièce dans ces conditions ne me semblait pas possible, explique Damien Jalet. Sans aucune préparation, passer de la scène à l’écran, et en live, avait quelque chose d’improvisé. Si encore on avait travaillé préalablement avec un réalisateur… Par ailleurs, je pense que regarder un spectacle sur Facebook en faisant plein de choses parallèlement chez soi n’a rien à voir avec le fait d’aller voir une pièce au théâtre. Cela ritualise cette expérience qui demande une concentration. »

    Ces questions sont de plus en plus présentes parmi les professionnels de tous bords. Une lettre ouverte signée par des dizaines de personnalités dont beaucoup de gens de théâtre a été envoyée mardi 24 novembre à la ministre française de la Culture, Roselyne Bachelot. Les artistes alertent sur différents points. « Nous pouvons nous demander si le nombre de vues fluctuant ne conduira pas à une mise à l’écart des spectacles qui n’auront pas été validés par un suivi important, légitimant ainsi leur éviction. » Ils pointent aussi l’aspect économique du phénomène. « Les réseaux sociaux sont les seuls bénéficiaires économiques de ces diffusions. Il est grand temps de règlementer les droits des acteurs, des auteurs, des metteurs en scène et les conditions de diffusion dans ce cadre. »

    Il n’empêche que l’increvable débat sur la démocratisation de l’art se prend un joli coup de fouet dans l’affaire. Lire par exemple les remerciements des spectateurs basés partout en France devant la soirée de ballets proposée par l’Opéra était très émouvant. Certains évoquaient le plaisir d’avoir pu assister à une représentation au Palais Garnier, qu’ils ne connaissaient pas, soulignant qu’ils n’avaient jamais eu la chance d’y aller pour de vrai. Un bon point pour le numérique à condition qu’il n’entame pas le retour du public dans les salles. • 

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