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    NDD # 74 – Sculpteur de son – Entretien avec Thomas Turine

    Propos recueillis par Alexia Psarolis

    Un studio sans fenêtre mais avec pupitre, ordinateur, synthétiseur, flûte. Des objets épars ici et là. Voici l’univers de travail de Thomas Turine, musicien aux multiples casquettes. Direction le 25eétage de la tour WTC à Bruxelles, à l’écoute du créateur sonore, qui nous parle de composition, de travail collectif, de Bach et de danse
    Tu es compositeur, musicien, DJ, producteur musical et créateur sonore pour le spectacle vivant. Comment ces différentes expériences dialoguent-elles ?

    Je suis né dans la musique. Mes parents pratiquaient la musique et la danse folklorique au sein des Bousineus. Cet ensemble créait collectivement des spectacles de danse et de musique qui tournaient dans les fêtes populaires, des théâtres et des festivals à l’étranger. J’ai pris des cours de piano enfant, puis j’ai fait du rock et plus tard, de la musique électronique. Ainsi, la musique n’était plus seulement de la mélodie mais aussi du son. Celui-ci va prendre dans ma vie une place très importante. Puis, je rencontre le théâtre et la danse contemporaine, découvre le rapport à la composition au service d’un propos, le rapport à la narration et à l’abstraction. Toutes ces pratiques (composition, instrument, son) forment un tout et rejoignent un même questionnement, comme une boule à facettes. Comment la musique s’écrit-elle, que porte-t-elle et comment se transmet-elle ?

    Tu es parti capter des sons en Islande. Comment distinguer la musique, le son du bruit ?

    Le rapport entre son et bruit est une question qui a toujours existé. La musique est née certainement grâce aux chants d’oiseaux ou aux bruits des rivières. John Cage a bien formulé la question du rapport à l’écoute, au bruit, au silence, au monde. Pour moi, tout est son, tout est musique ; le bruit est ce qui vient nous empêcher de faire quelque chose. Le bruit d’une soufflerie peut être ennuyeux mais je peux aussi décider de l’enregistrer pour l’utiliser sur un plateau. Tout est « musicalisable ». Je viens de travailler avec la clinique psychiatrique de La Borde, près de Blois. Je dormais sur place et la nuit, j’entendais par la fenêtre ouverte les bruits des pas sur le gravier. Je me laissais bercer par ces pas, car je reconnaissais les marcheurs, cela devenait musique. La musique n’est pas qu’un assemblage de sons mais la mise en rapport avec l’écoutant et un propos. Parfois il y a écriture, parfois pas ; il est très difficile de dire ce qu’est la musique. La découverte de la bande, de l’enregistrement, a permis de comprendre qu’il n’y avait pas que les instruments de musique mais que les sons du monde existaient également et qu’on pouvait les donner à entendre, et même les manipuler.

    Comment manipules-tu les sons ? Comment composes-tu ?

    Je compose de multiples façons. J’ai commencé sur un vieil Atari 1040 avec des synthétiseurs et transcrivais les mélodies folks que j’avais reçues. Je me suis mis très vite à enregistrer des sons, à les mettre dans un échantillonneur pour pouvoir les musicaliser. Dans le dispositif électro-acoustique, tu travailles dans un rapport au son comparable au travail du chorégraphe avec le danseur ; on essaie des mouvements de sons, on improvise, on triture ces sons jusqu’à ce qu’ils nous surprennent.

    Je peux également travailler des écritures, des partitions (langage écrit) qui seront interprétées par un quatuor à cordes ou un ensemble de synthétiseurs. On peut donc partir de la matière son et la sculpter ou bien confronter un bruit à une partition et observer comment cela dialogue. Chopin, par exemple, composait sur son piano tandis que Bach composait (aussi) sur du papier ; ce sont deux rapports différents à la composition.

    Tu as collaboré avec Pierre Droulers, la compagnie Mossoux-Bonté, Leslie Mannès… Comment travailles-tu pour la danse ?

    Je suis tombé dans la danse avec Pierre Droulers, également penseur de la danse, un plasticien pointu qui m’a énormément apporté dans le rapport à l’art, à l’abstraction, à la composition. Le moteur premier de la composition est le corps du danseur avec lequel je travaille en interaction ; je ne compose presque jamais en amont, dans une projection. On pense ensemble (avec le chorégraphe) à ce que l’on veut travailler. Je me laisse ensuite porter de façon assez instinctive par ce que cela provoque en moi, puis je développe des sons, des fragments de compositions, une grammaire. J’amène des sons qui donnent un contexte au mouvement ou bien le décontextualise. Je m’arrange pour être présent à toutes les répétitions (idéalement !!!). Il ne s’agit pas de préméditation mais d’arriver dans des rapports surprenants, des zones inconnues ; la vérité sort du plateau. Vient en tout dernier lieu la finalisation, l’écriture à proprement parler, la composition.

    Dans tes collaborations plus régulières, comme celle avec la compagnie Mossoux-Bonté, comment parviens-tu à te renouveler ?

    Je pense que la meilleure manière de se renouveler est de plonger corps et âme dans le moteur initial de chaque pièce. De se laisser transpercer par lui et de le remuer dans tous les sens. Le dessiner, le contourner, l’isoler, l’abstraire, le décontextualiser, le malmener. Bien le malmener. Et suivre ses instincts. Ne pas trop tenter de maitriser son travail, sinon, on se répète.

    Cherches-tu à donner au son une dimension narrative ?

    Cela dépend. Il existe différents types de narration : une narration sensible, celle du corps, des narrations abstraites (comme HO, avec ces sons d’Islande) et la narration au sens d’histoire comme au théâtre, au cinéma. J’essaie toujours de trouver un contrepoint à ce qui se passe au plateau pour ne pas être redondant. Sur Histoire de l’imposture de la cie Mossoux-Bonté, très tard dans la création j’ai eu envie d’amener des sons du monde non narratifs mais très illustratifs ; ils étaient joués de manière synchrone à l’action, mais ouvraient un imaginaire en contrepoint à l’univers clos déployé dans la séquence en question. Ces sons amenaient une forme de narration en malmenant celle du plateau, en contrepoint. Le résultat était très surprenant. Au théâtre, certains metteurs en scène ont des idées très précises parce qu’ils sont dans des narrations très ciselées. Dans ce cas, la musique peut être travaillée sur une structure, en amont.

    Le danseur écoute-t-il avec son corps ?

    Oui, il écoute l’espace et les autres (enfin, qu’en sais-je ?). Avant de pouvoir écouter les sons, dans le travail préparatoire, il faut qu’il ait apprivoisé le propos de son corps, ses partitions propres. Rares sont les danseurs qui arrivent d’emblée à jouer avec l’univers sonore qui les entoure et tente le dialogue. Ils se laissent bien sûr porter par une nappe générale, mais il faut un peu de temps pour parvenir à jouer tout de suite avec les sons. C’est valable pour tout acteur d’une pièce. Pour arriver à un bon dialogue entre partenaires de jeu, il faut avoir beaucoup pratiqué son matériel de jeu.

    Est-ce qu’on apprend à écouter ?

    Oui, comme toute chose. C’est une pratique. Un jour, assez jeune, j’ai acheté un disque de Monteverdi (René Jacobs, Les madrigaux de guerre et d’amour). Je n’y comprenais rien et donc ça ne me touchait pas beaucoup. Mais à force d’écoutes, c’est devenu mon « livre » de chevet.

    Tu travailles également avec la danseuse Natalia Sardi, notamment sur ses films de danse. Comment abordes-tu le son dans ce contexte ?

    Dans ce cas, il s’agit d’une étroite collaboration, où je m’occupe notamment du montage. Le son pour l’image est une chose très compliquée parce que l’image en elle-même a son propre son et qu’on a toujours envie d’en mettre trop ; la difficulté reste d’en faire très peu. Donc mettre en valeur les sons directs (du corps), c’est déjà une partition qui se suffit en soi. Si tu rajoutes de la musique, en général tu échoues, sauf dans le cas d’un film ou d’une séquence pensée comme musicale. L’image et le son doivent être en symbiose pour fonctionner. Et avec Natalia, on se concentre sur la texture du son direct. Il est une matière en mouvement.

    Quelles sont tes sources d’inspiration ?

    Au départ, tu t’inspires de ce que tu reçois, donc en ce qui me concerne, la mélodie (classique et folklorique). L’inspiration vient toujours de dialogues. Les grandes figures qui m’ont guidé dans la musique s’appellent Morton Feldman, Bach, Monteverdi, David Lynch évidemment (à l’époque d’Eraserhead), mais la techno et le punk aussi. Ce n’est qu’aujourd’hui, après 25 ans de pratique musicale, que je me permets de dialoguer avec des icônes comme Bach ou Monteverdi.

    L’inspiration vient aussi des personnes avec lesquellestu travailles, et comment. Je viens de monter un opéra avec 50 personnes psychotiques, à la clinique de La Borde. Il s’agissait de ne pas avoir d’idées précises ; nous (avec Hélène Mathon) avons travaillé tous les jours dans l’inattendu. Dans ma musique, le rapport aux autres est essentiel. Il y a huit ans, j’avais transposé la carte du ciel en une partition de musique (88 constellations, ndlr) ; chaque étoile correspondait à une note, une constellation à une partition, jouée par une dizaine de musiciens issus du baroque, de la pop, de la musique improvisée, un acteur, un enfant. L’important pour moi était de rassembler des artistes aux codes différents, d’observer ce que cela crée, où ça frotte et ce qui en surgit.

    Existe-t-il une autre facette du son que tu aimerais explorer ?

    J’ai envie de travailler encore plus l’humain, de mener des projets collectivement. Les écritures sont aussi importantes, composer, inventer… Cette expérience à la clinique de La Borde a permis de faire aboutir un processus dans une forme qui se décale de tout ce que j’ai fait jusqu’à présent. J’aimerais aussi monter un opéra autour de Jean-Sébastien Bach, de me confronter plus à son écriture. Je n’ai pas fait le tour du son, puisque le tour n’est jamais fini. Ce qui compte, c’est arriver à composer avec l’autre. La musique peut servir à cela.

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