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    « L’Autre est un miroir qui nous fait exister » – Entretien avec Roland Huesca

    Propos recueillis par Alexia Psarolis

     

    Le CoVid laisse nos corps vides de contacts tactiles. La distanciation sociale, martelée à longueur de journée, à la fois effrayante et salvatrice, est désormais devenue la nouvelle norme à laquelle nous sommes contraints de nous plier. Cette question du toucher, ou plutôt de son absence, nous l’avons abordée à distance avec Roland Huesca, philosophe et professeur d’esthétique à l’université de Lorraine.

     

    Distanciation sociale, corps assignés à résidence et bientôt tracés, plexiglas érigés devant les comptoirs tels des parloirs… Dans ce monde devenu quasiment carcéral, comment le corps survit-il au manque de toucher ?

     

    Je me suis rendu compte à quel point nous sommes des êtres immensément sociaux. Nous existons par l’autre,  par le dehors,  par l’environnement. J’ai besoin de sortir parce que les autres « m’étirent ». La figure de l’Autre – au sens de Lévinas – est un miroir qui nous fait exister.  On s’actualise et on existe différemment dans chacun des milieux que l’on traverse. Confiné, on perd des niveaux d’existence. La seconde chose dont je me suis aperçue est le changement de rapport au temps et à l’espace. Confiné, ces repères usuels s’estompent. Notre vie sociale et notre être s’organisent  au cœur de ces repères.  S’ils disparaissent, c’est tout un monde qui bascule. Et puis, il y cet Autre… Son corps.  Celui que l’on croise et qui peut nous apparaître comme une puissance de mort dans un climat que les politiques et les médias rendent toujours plus anxiogène.

     

    En fonction des groupes sociaux et des sociétés, nous sommes des êtres plus ou moins tactiles. Le confinement nous fait souffrir du manque de peau – de l’autre, de sa présence  tactile. On pourrait d’ailleurs dresser une géographie du toucher, en fonction de la distance et du danger que l’autre peut représenter. Lorsque je me promène dans mon quartier du XIe, à Paris,  j’observe que les personnes originaires du Sud et d’Afrique du Nord restent ensemble, à peu de distance les uns des autres car ils possèdent cette culture de la proximité. Cette question du toucher se pose avec encore plus d’acuité pour les personnes seules depuis six semaines ; il y a là un véritable défaut d’existence, un malaise, une aventure morbide. Le confinement rend aujourd’hui visible le sentiment de soi, et d’être soi par l’autre -ce qui ne l’était pas forcément avant l’épidémie- et sont fondamentalement importants.

     

     

    Cette pandémie pose donc la question de notre rapport à la mort. Qu’en fera-t-on « après » ?

     

    Penser confiner des gens jusqu’à Noël est une aberration totale. Cela révèle une hantise de nos sociétés face à la mort.  Nous nous protégeons de la mort parce que nous ne l’acceptons pas comme une évidence. Nous sommes là, face à un déni d’existence. Pour les protéger, les personnes de plus de 70 ans sont mises à l’écart  « en prison », Mais les protéger de quoi ? De vivre pleinement leur existence ? C’est aberrant ! Il est difficile de savoir ce qui va se passer « après » dans les consciences et les politiques ; Espérons que les questions liées à la solitude, à l’enfermement, à la mise à l’écart de l’autre seront  traités avec plus de sagesse et de dignité à l’égard de l’existence. C’est peut-être un des aspects positifs de ce moment : lorsque les voix s’élèveront pour dénoncer les méfaits et les impensés de ces systèmes socio-économique et politique  dont les fondements peuvent s’écrouler à une vitesse incroyable – elles seront plus audibles, car tout le monde aura vécu cette crise au plus profond de son être et de sa chair. Le présent va conditionner l’après.

     

    Distanciation sociale et danse sont antinomiques. Comment le corps dansant va-t-il pouvoir reprendre ses droits ?

     

    Pour les chorégraphes, cette question du toucher, de la proximité affective, du collectif va peut-être dynamiser les pensées et les imaginaires, les savoirs et les savoir-faire. Les spectateurs en auront peut-être besoin. Si j’étais chorégraphe, je ferais dans l’intime, dans des petites jauges, dans la proximité. Nous avons besoin de micro-utopies, où tout est simple et délicat, épuré, quasi minimaliste tant dans la forme et que dans le rapport à l’autre, afin de contrecarrer l’altérité qui peut être vécue aujourd’hui comme une menace. Ce moment va peut-être exacerber le désir d’accueillir l’autre, ce besoin de trouver l’essence des choses.

     

    Le spectacle vivant se passe aujourd’hui à l’écran. Jérôme Bel, avant le confinement, avait déjà instauré – pour des raisons écologiques  – des répétitions à l’étranger en téléconférence. Assisterait-on à l’avènement d’un corps numérique, éloigné du toucher ?

     

    Même avec le numérique, on ne peut pas se passer d’avoir un corps. Lorsque les corps sont déjà travaillés, l’image peut être réincarnée par empathie kinesthésique. En présence, le spectateur ne sélectionne pas les mêmes informations que lorsqu’il visionne une pièce à l’écran. Le numérique permet de continuer à « consommer » a minimales spectacles mais le spectacle vivant en présence inclut beaucoup plus de paramètres (un calendrier, la place choisie, plus ou moins proche de la scène…). Tout un rituel travaille la perception-même d’un spectacle. Ce moment que nous sommes en train de vivre est une loupe pour magnifier l’importance du vivant, de l’existence.

     

    Dans le film réalisé par Cédric Klapisch avec les danseurs de l’Opéra, on entre chez eux, dans leur intimité. Cette mise en scène du soi, chez soi, s’apparente-telle à une forme de performance ?

     

    Tout à fait. Elle crée une proximité affective avec les danseurs de l’Opéra qui les humanise. Cela apporte de l’ordinaire dans l’extraordinaire, une proximité avec ces différents niveaux d’existence qui entraînent notre adhésion. La réception de l’extraordinaire est encore plus vaste quand on connait l’ordinaire de chacun. Nous rentrons chez quelqu’un, nous sommes accueillis. Ce film de Klapisch touche avec bienveillance à la question de l’autre, celui qui nous accueille et chez qui nous entrons. Et il est doux de savoir que les gens extraordinaires sont aussi très ordinaires.

     

    Cette crise nous amènera-t-elle à de nouveaux usages du corps ?

     

    J’aimerais. Le corps est la grille de perception du monde. Quand on écrit, quand on parle, on ne peut pas faire autrement que d’avoir un corps. Aujourd’hui, malheureusement ce corps se vit en négatif. Cependant, il est là et bien là agissant au cœur même de l’existence et de la relation, il en est le  nœud. Avec le Covid-19, comme avec le VIH, nous avons aujourd’hui une autre conscience de notre  rapport à l’autre. Je suis assez curieux de voir ce qui va se passer, il est difficile d’anticiper… c’est à la fois terrifiant et passionnant.

     

    Un entretien mené dans le cadre du projet Chroniques de la danse en suspens.

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