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    Fonction haptique et regard, dans la théorie et la clinique d’Hubert Godard

    Par Claudia Righini

    Juin 2021

    Cette étude1 nous renseigne sur le lien qu’Hubert Godard établi entre le regard et le système vestibulaire, ainsi que l’effet de ce lien sur l’attitude posturale d’un individu. Ceci nous permet de comprendre, entre-autre, combien il est pertinent d’amener le bénéficiaire à un changement de point de vue à chaque fois qu’une nouvelle attitude advient, le regard étant bien souvent l’ultime rempart face au changement2.

    Photo: bisons d’argile de la grotte du Tuc d’Audoubert
    Hubert Godard fait souvent référence dans son enseignement, à cette sculpture rupestre située dans une caverne au sud de la France. Nous y voyons deux mammouths, l’un avec un œil concave et l’autre avec un œil convexe. Il interprète ainsi cette représentation des regards :
    L’œil concave, en creux, modèle des yeux qui reçoivent les flux, laissant les objets venir à soi, en réception du monde. Il s’agit de la vision périphérique.
    L’œil convexe du mammouth situé à l’arrière, est projeté vers l’extérieur, et modèle des yeux qui sortent pour aller dans le monde. Il s’agit de la vision focale.

    La vision périphérique, premier regard dans la vie.

    A la naissance, le bébé perçoit pour la première fois la totalité de la pression gravitaire et les flux de lumières excitent massivement ses rétines3. C’est la fonction visuelle périphérique qui s’étant développée in-utéro, sera présente durant les premiers mois de sa vie ; contrairement à la fonction visuelle focale, qui commence son développement après la naissance et prendra plusieurs mois pour atteindre sa maturité. Chacune de ces fonctions visuelles, est associée à une voie nerveuse distincte4, et présente des caractéristiques et des fonctions différentes. Lorsque tout se passe bien, ces deux visions se coordonnent.
    La vision périphérique sert à la réception et à l’analyse des flux sensoriels, des formes, des mouvements (et non des images) : Je conduis, soudain apparait devant la voiture un objet qui traverse mon champ de vision, je freine aussitôt et seulement après je reconnais que c’est un ballon d’enfant.
    Mon regard périphérique a reconnu le danger spatial, son mouvement, sa direction, sans encore analyser l’image, ce qui m’a permis de freiner rapidement. Ce regard n’a pas le pouvoir séparateur ou analyseur d’image. Quelques micro secondes plus tard ma vision focale m’a permis de reconnaitre l’objet. La première vision est rapide et reste au niveau sous-corticale, d’où son nom de regard aveugle puisque je ne sais pas que je vois. La seconde, plus lente, remonte jusqu’au cerveau, et me permet d’identifier ce qui est présent.

    Pour ceux qui s’intéressent à l’analyse du mouvement, il est important de saisir le lien étroit qui existe entre la fonction visuelle périphérique et l’oreille interne (système vestibulaire). Toutes deux sont massivement recrutées pour des caractéristiques primordiales au bébé durant cette période : les aspects périphériques du système visuel jouent un rôle considérable dans la régulation tonique, le développement postural et la coordination des mouvements. On peut caractériser ce système comme un analyseur de flux6. L’analyse des flux visuels à large captation panoramique, se fait en collaboration avec les entrées vestibulaire et proprioceptive7, ces entrées étant au service de l’orientation spatiale et du contrôle tonico-postural. Tout ceci participe à la mise en place de fonctions d’ajustements vis-à-vis de la pesanteur et des signaux issus de l’environnement, nous voyons naître le fond sur lequel s’appuieront les gestes, fond qu’Hubert Godard a appelé pré-mouvement. Cette petite promenade dans les chemins du développement du bébé ne nous éloigne guère de ce qui se produit chez l’adulte, bien au contraire. Nous rencontrons chez nos bénéficiaires les mêmes phénomènes, plus élaborés il va de soi, pour autant le bébé qu’ils ont été n’est jamais loin au regard de l’organisation gravitaire.

    La vision périphérique privilégie ce regard en creux, accueil absolu du monde, allégorie de l’ouvert.
    Cette réception inconditionnelle du monde donne une sensation « d’être touché ».

    Un regard poétique

    Au quotidien, la vision périphérique et focale travaillent de concert. Quelques fois, lorsque nous sommes devant un paysage et que nous nous laissons prendre par celui-ci oubliant l’activité focale et corticale, la notion de sujet et d’objet s’estompe, nous ne faisons qu’un avec le paysage. De nombreux artistes invoquent cette vision, bien souvent sans savoir qu’il s’agit du regard aveugle ou vision périphérique. Cézanne voulait voir comme celui qui vient de naître ; ce regard poétique n’étant pas lié à une mémoire, permet de participer complètement des advenus du monde.
    Henri Matisse : L’artiste doit voir toutes choses comme s’il les voyait pour la première fois: il faut voir toute la vie comme lorsqu’on était enfant . C’est en ce sens, il me semble, que l’on peut dire que l’art imite la nature : par le caractère de vie que confère à l’œuvre d’art un travail créateur. Alors l’œuvre apparaîtra aussi féconde, et douée de ce même frémissement intérieur, de cette même beauté resplendissante, que possèdent aussi les œuvres de la nature. Il y faut un grand amour, capable d’inspirer et de soutenir cet effort continu vers la vérité, cette générosité toute ensemble et ce dépouillement profond qu’implique la genèse de toute œuvre d’art8.

    La vision focale

    Pour bien comprendre les enjeux de cette vision, je vous propose de revenir au développement du bébé. Au fil du temps chez le petit enfant, la posture devenant de plus en plus stable, l’œil peut commencer à s’aventurer : si l’ensemble de la posture est stable, prise en charge par des échafaudages externes, le regard est alors libéré pour l’exploration. Un enfant en station assise instable peut ne pas vous regarder ; vous avez l’impression qu’il est ailleurs alors que, couché sur le dos, il peut engager une intense activité d’exploration. Les appuis fournis ont libéré le regard9. Ainsi, la fonction visuelle focale peut exercer son rôle d’exploration de l’environnement. Elle débute véritablement à partir du troisième mois après la naissance, et sert d’analyseur d’image. C’est un système phylogénétiquement plus récent que le système visuel périphérique10.

    La vision focale privilégie ce regard saillant, qui détaille et désigne les objets du monde.
    Il va vers, intensifié par la pulsion de vie.
    L’ensemble du corps participe à cette palpation du regard qui accompagne le travail plus optique de l’œil11.

    Cette aventure de l’œil, portée par un projet spatial, tressera le lien entre les mots et les choses amenant le sujet à une objectivation du monde et un développement du potentiel d’action. Ce regard sera donc habité par la production de signes et de signifiants.

    Dynamique des deux regards

    Les deux modalités que nous avons abordées ici ne sont pas à séparer l’une de l’autre ; lors d’un développement normal, les informations sensorielles transmises par chacune se coordonnent et s’entremêlent dans une accordance qualitative et temporelle. Un joueur de tennis connait très bien ce phénomène : plus de focal s’il est en fond de cours pour gagner en précision dans la réception et la frappe de la balle; plus de périphérique lorsqu’il se trouve au filet face à la balle qui arrive très vite, il y sera plus rapide mais moins précis.
    Autres exemples : le regard focal est nécessaire pour suivre avec précision les mouvements d’un moustique qui pourrait nous piquer ; à l’inverse, le regard périphérique sera le plus à même de nous faire profiter du spectacle chorégraphique du vol des étourneaux à la tombée du jour.
    Lorsque la dynamique des deux regard s’harmonise mal, nous pouvons observer certains fonctionnements potentiellement pathogènes. Hubert Godard souligne plusieurs effets de cette dissonance :

    Focalisation excessive

    Le regard n’est plus capable de renouveler la subjectivité dans sa relation à l’autre ou au monde. L’histoire de ma perception, va faire que petit à petit je ne peux plus ré-inventer les objets du monde, ma projection va les associer toujours de la même manière. C’est à dire que, je vois toujours la même chose, à̀ travers le filtre de mon histoire12. A l’inverse, la possibilité de s’appuyer sur un imaginaire des regards se prolonge dans toute l’attitude et permet une variation du pas trop près-pas trop loin dans la relation : d’où un ajustement plus harmonieux entre le regard qui inclut ou/et le regard qui tient à distance. Cette dynamique au sein de la sensorialité est aussi mouvement intersubjectif : la relation aux autres est enrichie d’un possible renouvellement des affects et d’une remise en jeux de nos interprétations. Cette modulation du regard, qui nous permet de passer du rapprochement à l’éloignement, de la suspension cognitive à la mentalisation aiguë, de l’accueil inconditionnel des flux à la sélection défensive, rappelle la définition de la fonction haptique telle que proposée par Hubert Godard : Cette motricité haptique sert aussi bien à̀ magnifier notre rencontre avec le milieu, qu’à nous en protéger (stimulations qui aurait une valence négative). Elle est active, au combien, pour protéger le nouveau-né des stimulations excessives ou, au contraire, pour en rechercher de nouvelles. C’est donc une motricité de frontières où s’engage la négociation de nos échanges avec le monde13.

    Confrontés à un danger, notre regard tend à focaliser tout en inhibant la vision périphérique, ce qui a pour corollaire la suspension de l’activité vestibulaire. Nous perdons ainsi la référence interne à la gravité et nous dépendons alors seulement des verticales du monde externe saisies par le regard focal pour nous orienter. Ce qui donne l’impression d’un agrippement visuel14. Pour bien comprendre ce deuxième aspect, nous pouvons reprendre cet exemple bien connu des physiologistes : Golani a décrit le lien extraordinairement rigide que constitue le regard de deux chiens qui s’observent avant de se sauter à la gorge. Il montre que s’établit entre les yeux des deux animaux une ligne de regard aussi dure qu’une tige d’acier puisqu’il suffit au chien dominant d’incliner soudain la tête pour éventuellement faire tomber l’autre sans même le toucher15.
    Plus le regard est dans une focale tendue avec une valence d’urgence ou de danger, plus l’oreille interne s’absente, cela est dû à leur fonctionnement par inhibition réciproque dans ce cas. C’est pour cela que l’agrippement visuel à travers une sur-activation de la focalisation, nous rend dépendant du contexte (notre référence gravitaire devient essentiellement externe et nous risquons de ressentir une profonde détresse). L’oreille interne fonctionne comme un fil à plomb dynamique qui situe nos mouvements en rapport à cette verticale, mais les modalités du regard peuvent inhiber cette fonction. Un regard trop focal (un regard d’agrippement) qui peut être provoqué, par exemple, par une insécurité de notre rapport au sol, ou une insécurité tout court, tend à annuler sa fonction, ce qui va redoubler la tension focale. Cette dysfonction de l’oreille interne augmente à son tour l’agrippement des pieds, qui perdent alors leur qualité palpatoire, ils deviennent aveugles au monde. Ainsi, les jeux du regard ou du rapport au sol peuvent nous faire perdre notre autonomie subjective face à la verticale. Ceci provoque, ou peut être provoqué par une variation de l’évaluation de notre distance, de notre potentiel d’action face aux « autres du monde ». Ces phénomènes éminemment subjectifs sont conjoints à notre statut postural face à la verticale16.

    Il arrive aussi qu’une personne soit dépendante de la vision focale à cause d’une pathologie vestibulaire.

    Pas assez de focalisation

    Il est parfois difficile d’engager une relation réciproque avec quelqu’un dont la focalisation visuelle manque, face à cette personne, nous aurons le sentiment d’être invisible, avec l’impression que son regard nous traverse sans nous voir ni nous être adressé. Cela nous fait penser aux témoignages de celles et ceux qui vivent aux côtés de personnes atteintes de troubles autistiques. Face à ces personnes, il semble important de s’interroger sur notre propre modalité perceptive, pour nous permettre d’inventer un espace en présence proche.

    Notre regard parvient -il à s’abstraire un instant de ses imprégnations, de ses attentes, de ses miroirs, pour se faire simple présence d’accueil ? Ce à quoi nous invite Hubert Godard : Ce dispositif d’accueil, ce que j’appelle la fonction éthique dans le sensible, ce serait d’être d’abord dans la réception, la présence ouverte à l’autre. Si je pose ma main sur autrui, avant de le toucher, c’est d’être touché soi-même dont il est question. C’est donner la possibilité à l’autre de se sentir reconnu et d’engager ainsi avec lui une relation réciproque. Je l’accueille dans mes mains, je l’accueille dans mon regard, avec tous mes sens, dans une suspension provisoire de l’activité cognitive. Donc je vibre, je participe au phénomène qui a lieu dans le moment, alors quelque chose émerge de cette relation, avec ensuite le retour en arrière fond du réflexif, bien sûr17.

    Conclusion

    Pour le praticien en somatique, la compréhension du fonctionnement d’inhibition réciproque qui existe entre le regard focal et le système vestibulaire lors de situations complexes, est essentielle. L’enjeu est immense, car parfois l’intensité d’une situation éprouvée amène une personne à figer une modalité perceptive : cette fixation peut devenir une impasse, une répétition, (cas de douleurs chroniques, de coordination dysfonctionnelle, d’héminégligence, de trouble de l’équilibre, de morosité, etc.).

    A travers le travail de modulation sensorielle, chacun peut apprendre à nuancer une fonction visuelle, débrayer vers la vision périphérique lorsque nécessaire, choisir d’intensifier une modalité au détriment de l’autre au grés de ce qui lui semble plus opportun. Cette possibilité de développer les gammes de la fonction haptique,  est création d’un espace-temps nouveau : Le retournement prodigieux qui initie la guérison, ou la sédation de la douleur, passe par la mobilisation des habitus perceptifs, cette mobilisation, qui d’abord désoriente, ouvre un chemin hors de la stase sidérante, de ce qui semble fixé en nous18.

    1. L’écriture de ce texte est née d’un échange autour de «Le regard aveugle », auquel ont participé : Violeta Salvatierra, Olivia Cubero, Marie Rousseaux, Cristina Righini, Asaf Bachrach, Richard Loiseau et moi-même, dans le cadre d’une rencontre organisée par la commission Partage des savoirs et savoir-faire de l’Association Française de Rolfing. Le Regard aveugle. Suely Rolnik, Entretien avec Hubert Godard, in Lygia Clark de l’œuvre à l’événement. « Nous sommes le moule. A vous de donner le souffle », ouvrage publié à l’occasion de l’exposition au Musée des Beaux-Arts de Nantes (8 octobre-31 décembre 2005), Edition du Musée des Beaux-Arts de Nantes/Les Presses du Réel, 2005 (p. 73-78).
    2. Regard aveugle. Suely Rolnik, Entretien avec Hubert Godard, HG : « Cette plongée dans l’avant du regard, dans le pré́-regard ou dans le regard aveugle, suivant la manière de le nommer, c’est la seule façon de remettre en route une certaine forme d’imaginaire ou d’élaboration, en même temps. Donc, de remettre la création en route ».
    3. Le développement sensori-moteur de l’enfant et ses avatars, André Bullinger, 2010, éd. Erès p. 132.
    Le capteur rétinien peut se définir comme une surface qui est irritée par des signaux qui l’atteignent. Les variations de cette irritations sont créés soit par les mouvements ou les modulations du flux, soit par les mouvements du capteur lui-même.
    4. Alain Berthoz, Le sens du mouvement, éd. Odile Jacob 1997.
    5. André Bullinger, Ibid 2, p. 120.
    6. André Bullinger, Ibid 2, p. 120.
    7. André Bullinger, Ibid 2, p. 120 Ces systèmes sensoriels archaïques, coordonnés à la sensibilité profonde, constituent la fonction proprioceptive qui permet de distinguer les situations actives des situations passives.
    8. Henri Matisse, 1953, http://derives.tv/il-faut-regarder-toute-la-vie-avec/
    9. André Bullinger, Ibid 2 p. 122.
    10. André Bullinger, Ibid 2, p.105
    11. Hubert Godard, 2018, Notes personnelles.
    12. Hubert Godard, Ibid 1.
    13. Hubert Godard, Une respiration, éd. Contredanse, 2021.
    14. Hubert Godard, 2018, Notes personnelles.
    15. Alain Berthoz, Le sens du mouvement, Chap. 4, P. 107, éd. Odile Jacob 1997.
    16. Des trous noirs, un entretien avec Hubert Godard par Patricia Kuypers, in Nouvelles de danse n°53, « scientifiquement danse », p.64-65, aux Éditions Contredanse, 2006.
    17. Le paysage que je respire, un entretien avec Hubert Godard par Patricia Kuypers, in Nouvelles de danse n°79, aux éditions Contredanse, 2021.
    18. Hubert Godard, Notes personnelles, conférence le tiers inclus,Milan, 2019.
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